Page 72 - ANGOISSE
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- Et vous-même Annie, vous êtes-vous reposée ?
        - Non mais moi ce n’est pas pareil. D’abord je suis une femme et vous êtes bien
        placé  pour  savoir  que  si  nous  avons  moins  de  force  musculaire  que  les
        hommes, sur un plan physiologique nous sommes beaucoup plus résistantes.
        Secundo, poursuivit-elle avant qu’il ne l’interrompe, j’avais suffisamment de
        travail administratif pour me tenir éveillée.
        - Quel genre de travail administratif ? Je ne comprends pas.
        - Vous êtes un homme de sciences mais au-dessus de nous il y a de véritables
        fonctionnaires dont la plupart ont besoin de mettre des croix dans des cases.
        La  Préfecture  par  exemple.  Lorsque  nous  avons  eu  besoin  d’eux  pour
        simplement  établir  un  ordre  de  réquisition  de  transports  et  entrepôts
        frigorifiques, comme vous le savez cela a pris plus de quatre heures sans qu’ils
        ne se soient jamais souciés de savoir si celui-ci avait bien été mis en application
        par les entreprises concernées. Par contre depuis le début de la crise, et j’ai
        préféré jusqu’à présent ne pas vous en parler, les services de la Préfecture
        n’ont cessé de me harceler au téléphone afin d’avoir très vite toutes sortes
        d’informations concernant les personnes décédées. Les identités complètes,
        les adresses, le sexe, la date de naissance et ainsi de suite. Tout cela pour leurs
        satanées statistiques je suppose. Les fameuses  croix dans les cases. Ce qui
        équivaut à dire, lâcha-t-elle au bord des larmes, que nos dirigeants s’en foutent
        royalement qu’un mort pourrisse, car nous n’avons plus les moyens de les
        stocker  en  chambre  froide,  dès  lors  qu’ils  connaissent  tout  leur  pedigree.
        Quelqu’un dans les hautes sphères du pouvoir, s’est-il même soucié du fait que
        des familles auront besoin d’adresser un dernier adieu à leur père, leur mari,
        leur frère ou leur enfant pour pouvoir plus tard accomplir leur deuil alors que
        la seule chose qu’on pourra leur présenter c’est un cadavre en décomposition.
           Le Directeur s’approcha d’elle et pour la première fois depuis tant d’années
        qu’ils travaillaient ensemble il la prit dans ses bras et la serra très fort. Avec
        une tendresse infinie. Elle le repoussa pourtant d’un geste léger.
        - Je suis désolée de pleurer devant vous comme une idiote alors que nous
        avons encore tant de choses à faire, indiqua-t-elle en se séchant les yeux d’un
        revers de la main.
        -  Cela  n’est  pas  idiot  Annie,  je  peux  vous  l’assurer  et  c’est  même  parfois
        absolument nécessaire pour évacuer un trop plein. Et en ce moment, nous

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