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UN DÉLIRE DÉCOMPTÉ
Je m’appelle Salin de Guérande et j’écume les bars qui
s’ouvrent encore à moi.
Je suis l’Estropié… et la gueule de bois six jours sur sept. Le
septième jour c’est le repos de la… bouteille.
Il est lundi, trois heures du matin, les copains ne devraient
plus tarder. Je suis allongé sur mon banc favori, sur la jetée
accompagnée du seul lampadaire avec cet air triste en lumière
comme un veuf qui s’est ouvert le cœur le jour de
l’enterrement de sa moitié d’âme…
J’ai les écoutilles fermées et les esgourdes bien ouvertes. A
quelques milles de là, les vagues très lointaines me parlent à
tintinnabuler les nouvelles. Les premiers arrivants vont bientôt
émerger, bordés par l’écume comme un linceul et briser ma
solitude quelques instants. Ils me parleront de Trafalgar, je
vais sourire.
Pourtant, il est écrit dans le fond de mon abyme que ce
nouveau jour doit être différent comme un passage dont le
destin en panne d’inspiration a écrit un scénario bien faisandé
ou est-ce le delirium tremens qui avait son mot à dire ? Et
pourtant je suis à mon jour d’abstinence.
J’entends un bruit, une onde brusque entre les vagues
régulières qui s’agitent, des frissons de gouttelettes perdues
dans l’axe du devenir. J’ouvre les yeux, me redresse, le
lampadaire s’éteint… et à ce moment-là une partie de moi se
refuse à admettre l’impossible ou possible réalité : un dragon à
un demi-mille fonce vers ma direction. Pas un dragon de conte
de fée. Non, non, non… un drakkar qui flambe de sa poupe…
une vision surréaliste, un moment de pur délire et pourtant, je
vois des ombres se jeter dans l’eau qui par endroit
tourbillonnent comme affolées de ce tourment inhabituel…
Je me lève avec cette fureur inconnue de mes organes, de mon
cerveau dépouillé du bon sens de la vie… ce ne sont pas mes
copains les fantômes du Bucentaure, non… je reste pétrifié un
instant quand ce ciel chamarré de quatre heures trente du
matin ouvre à mes yeux étonnés un tourbillon brillant immense
qui aspire ce drakkar sans un bruit.