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NEUROSAgESSE
susciter la reconnaissance conditionnée du public, se mit à citer
Rabelais en s’excusant de son anglais trop fragile : « Science sans
conscience n’est que ruine de l’âme. »
Je fus le seul à l’applaudir. C’est‑ à‑ dire que sur des milliers
d’étudiants et de professeurs généralement considérés comme
« brillants », personne n’a salué cet humble principe. Être le seul
à applaudir, c’est incontestablement un moment pénible, car la peur
d’être inadapté au groupe, on le sait, est l’une des plus violentes
pour le cerveau humain. Mais si des millions de personnes votent
pour déclarer que deux et trois égalent sept, cela ne fait pas de ce
résultat une vérité. Et si à l’inverse, personne ne vote pour décla‑
rer que deux et trois égalent cinq, cela n’en fait pas une erreur. La
sagesse, hélas, est rarement démocratique. Quand, sur des milliers
d’individus, quasiment aucun ne veut applaudir à l’observation,
pourtant sage, de ce que la science sans la conscience est une dévas‑
tation, il y a bien à cela une raison.
Nous ne sommes quasiment plus responsables de notre pensée,
et nous passons notre temps à vivre dans la pensée des autres, si
bien que nos décisions sont rarement les nôtres. Notre désir de
nous conformer au système est bien plus puissant que notre libre
arbitre ; et même lorsque nous réussissons à faire taire notre chien
de garde intérieur, c’est une masse bien plus hargneuse de confor‑
mistes qui se lève contre nous, fière d’appartenir au camp des bons
élèves, et blâmant les mauvais, en espérant son morceau de sucre.
L’humanité, au fond, n’a que peu changé depuis l’époque du pilori.
Mais ce qui est sûr, c’est que la sagesse n’est pas dans ses centres
d’intérêt. Elle est inexistante, par exemple, dans notre système édu‑
catif : la plupart des pays riches attendent en effet la dernière année
de scolarité – qui n’est pas obligatoire, d’ailleurs – pour mentionner
un peu de philosophie fossilisée, sur laquelle les élèves dissertent
sans la pratiquer. On donne des cours d’histoire de la philosophie,
mais en aucun cas on n’enseigne l’amour de la sagesse, sa quête
inconditionnelle, indépendante du jugement d’autrui. Or, si notre
civilisation n’enseigne pas la connaissance de soi, c’est justement
parce que cette connaissance est subversive : le sage, en effet, c’est
celui qui n’a besoin d’aucun système, qui marche hors de la caverne
du conditionnement. Le sage, c’est celui qui, tel Diogène, lance
à Alexandre : « Écarte‑ toi de mon soleil ! », qui démontre que le
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