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LA MAIN CACHEE également victimes de ces faux espoirs. Le dix-neuvième siècle vit vacarme des cris et des pleurs était insupportable. Je voulus m’échapper
de cet enfer, mais dès que je sortis la tête de la couchette du bas,
des Juifs de toute l’Europe délaisser leurs convictions religieuses
quelqu’un me vomit dessus. Je m’essuyai le visage précipitamment et je
pour leur préférer des idéaux laïques. 80% des Juifs d’Europe de
me traînai jusqu’au pont. Je m’appuyai alors contre la balustrade pour
l’Ouest s’assimilèrent ou se convertirent. En Europe de l’Est, en
vomir dans la mer, avant de m’écrouler à moitié mort sur le pont » (Le
Pologne et en Russie, même des Juifs apparemment pratiquants
monde de nos pères, Irving Howe).
sombrèrent dans une déchéance morale sans précédent. Les Juifs
quittèrent leurs shtetls pour rejoindre les mouvements anarchistes,
communistes, socialistes et bundistes, dans l’espoir de changer leur Les passagers souffraient de toutes sortes de privations, dont le manque
cruel de nourriture. Le régime alimentaire quotidien était constitué de
situation en Russie. Ils abandonnèrent la Torah et se cherchèrent petits pains rassis aussi durs que la pierre, lorsqu’ils n’étaient pas
un nouveau « messie » en s’inspirant de la vision utopique du détrempés par l’eau salée. Parfois, les passagers étaient « régalés » d’une
communisme marxiste. soupe aqueuse qui ressemblait davantage à une flaque de boue qu’à un
potage. Les Juifs qui mangeaient cacher n’en avaient généralement pas.
Ce ne fut qu’à la fin du dix-neuvième siècle que de nombreux Ils se contentaient d’un peu de pain rassis et buvaient de l’eau bouillie
Juifs commencèrent à découvrir la vacuité de leurs idéaux et la qui, s’ils étaient chanceux, était mélangée à un peu de brandy et de sucre
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vanité d’un monde sans Torah. L’Affaire Dreyfus qui se produisit pour lui donner du goût. Ils dormaient là où ils mangeaient, sur des
dans ce contexte leur fit l’effet d’une douche froide, et ce couchettes dures et exigües, généralement installées sur trois niveaux.
traumatisme allait trouver un douloureux écho au début du
vingtième siècle avec le Pogrom Kichinev. 6 Ils grelottaient de froid lorsque la trappe était ouverte et suffoquaient
lorsqu’elle était fermée, en raison de la puanteur âcre des corps non
Voici la description que fit un Juif athée du profond lavés, de la nourriture avariée et du vomi. La seule lumière qui les
bouleversement que le Pogrom Kichinev avait opéré en lui : « Mon éclairait provenait d’une faible lanterne oscillante, et ils parvenaient à
ancien cosmopolitisme, internationalisme et autres idéologies grand-peine à discerner le jour de la nuit. Les toilettes et la salle de
similaires se sont évanouis d’un coup, comme le contenu d’un bains étaient insalubres et infestés par les rats. L’eau froide et salée était
tonneau dont le fond aurait cédé. » 7 tout ce dont ils disposaient pour se laver, et l’hygiène corporelle était
des plus rudimentaires. Même lorsque la mer était calme, les passagers
Rabbi El’hanan Wasserman résume la situation dans son se sentaient continuellement malades. Quand un violent orage éclatait,
célèbre ouvrage, Ikvéta D’Méchi’ha (« Les temps du Machia’h ») : le bateau tanguait tellement que les gens vomissaient partout, même les
« Revenons à présent sur les “idoles” adorées au cours des uns sur les autres. Le fracas de la vaisselle brisée était assourdissant, et
derniers siècles. Les “Lumières de Berlin” (ou plutôt, la stupidité de les enfants hurlaient, effrayés par le sifflement du vent, la violence des
Berlin) avaient promis une grande délivrance. Dès que commença à vagues et le bruit de plongeon des cadavres jetés à l’eau. Une personne Idolâtrie, indépendance et liberté
souffler un vent de libéralisme, les Juifs se hâtèrent d’en être les sur dix ne survécut pas à la traversée.
plus fidèles représentants. Une fois que le libéralisme fut passé de 4 Pour les millions d’immigrants ayant voyagé en troisième classe, la joie
mode, ils se tournèrent vers la démocratie, le socialisme, le d’apercevoir la Statue de la Liberté fut souvent suivie par l’expérience
communisme, et tous les autres “ismes” dont notre génération s’est traumatisante d’Ellis Island. (En réalité, les immigrants arrivaient dans
abreuvée. Toutes ces idoles à qui ils sacrifièrent leur sang et leur de nombreux ports américains, mais le Port de New York était le plus
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