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Haile Gerima / Où sont les femmes cinéastes africaines ?     193

          que j'avais abandonné. Ma grand-mère démodée, assise autour du feu, en-
          tourée de mes sœurs et de mes petits frères, écoutant ses histoires. Alors
          que le dîner m'attendait depuis des heures, sous la bande sonore des histoires
          de ma grand-mère, avec ma nouvelle conscience et mes nouvelles perspec-
          tives de cinéma, j'ai commencé à juger les histoires de ma grand-mère. Ses
         histoires n'avaient pas d'effets spéciaux, pas d'explosions, et certainement
         pas de meurtres violents, pas d'incendies spectaculaires et, enfin, ses his-
         toires n'avaient pas les héros et héroïnes que je venais de découvrir. Elles
         ne semblaient pas avoir le peuple blanc. Alors que je m'effondrais dans une
         position de sommeil, toujours sous l'effet de sa voix rugissante, je l'ai en-
         tendue dire à mes sœurs que j'avais été possédée par le diable, par le diable
         dans cette grande maison italienne, que je n'étais pas bonne, que j'étais de-
         venue cendre. Elle murmure « Bon Dieu, un fils de feu réduit en cendres ».
         Bien sûr, le feu étant mon père, et moi, selon elle, je suis devenu des cendres.
         Je sombre dans un profond sommeil qui se transforme en cauchemar au mi-
         lieu de la nuit. Je me vois aux côtés du héros euro-américain, portant ses
         charges, le mettant en garde contre les personnes maléfiques qui viennent lui
          faire du mal, des personnes qui, la plupart du temps, me ressemblent. Et j'étais
          heureux de combattre aux côtés de mon nouveau maître, gagnant son appro-
         bation pour avoir été un si bon homme de main, un bon laquais.
                   Le lendemain matin, lorsque je me réveille du sommeil de mon
          monde nouvellement adopté, je vais à la montagne et je rejoins mes amis
          pour recréer mon monde imaginaire, imitant et reconstituant les films dans
         les endroits les plus improbables où même les films n'ont pas été réalisés.
         L'après-midi, nous retournons au cinéma et nous recommençons notre rou-
         tine. Ma grand-mère est maintenant mon nouvel adversaire pour avoir osé
         me rappeler de retourner à mon âme. Je ne suis plus dans sa foule, plus dans
          son écoute. Je suis maintenant un agent de corruption pour les autres enfants
          de la maison en apportant des valeurs étrangères et en infectant mes sœurs
         : une guerre de deux conteurs dans une seule maison. D'une part, il y avait
         ma grand-mère et les histoires de ses ancêtres ; d'autre part, il y avait moi,
         un nouvel agent d'histoires  néocoloniales, corrompant les âmes de  mes
         jeunes sœurs et frères en leur racontant des histoires tout droit sorties du
         cinéma,  en  les reconstituant avec un grand  enthousiasme  de  loyauté et
         d'imagination.
                   Pendant que j'étais au cinéma, jour et nuit, nourri par le néo-co-
         lonialisme, aspirant et entretenant des pensées étrangères, élargissant mes
         frontières assujetties, je contractais et limitais en même temps mes castes
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