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Samba Gadjigo & Jason Silverman / L’héritage de Sembène au FESPACO   533

          toute autre affaire. C'est comme la fin du monde ! Je vais vous donner un
          exemple concret : la projection de mon film Ceddo lors de la cérémonie
          d'ouverture9.
                 L'opérateur disposait d'une fiche de travail détaillant toutes sortes
          de détails techniques : vitesse, images, son, etc. Homme de bonne volonté,
          il s'est borné à appliquer ce qu'il savait, c'est-à-dire à modifier les régimes
          de vitesse de la bobine. Cela n'a pas marché, pendant la projection quelque
          chose n'allait pas. Nous sommes donc montés à son stand pour lui dire qu'il
          faisait un mauvais travail. Il nous a répondu : "Patron, c'est comme ça que
          je travaille, c'est comme ça que j'ai toujours travaillé". Après quelques re-
          cherches, il s'est avéré que depuis deux ans, l'homme avait signalé les dé-
          fauts de son appareil de projection, mais comme les superviseurs en charge
          étaient aussi paumés que lui, le problème était laissé en suspens.
                 Dans la formation des cinéastes, on peut se heurter à des problèmes
          similaires. Le but est de vous présenter des sujets sans nécessairement vous
          faire pénétrer dans les contextes sociologiques, sans vous ouvrir les yeux
          sur les mutations complexes en cours, les nouvelles tendances et mouve-
          ments émergents, les nouvelles couches dans la stratification pyramidale
         de la société. Aujourd'hui, on peut repérer les signes d'une bourgeoisie
          émergente dans nos sociétés, même si ses membres sont loin des bourgeois
         de l'Europe occidentale, aujourd'hui ou au XVIIIe ou XIXe siècle. Ils for-
          ment une petite clique bénéficiant d'un certain nombre de privilèges. En
          tant qu'artiste créateur, il est toujours bon de connaître les lois, les chaînes
          de causalité, comment tout cela prend forme au fil du temps et aboutit à
          une forme spécifique, à un moment donné, comme notre bourgeoisie com-
          pradore actuelle. Vous voyez donc que les artistes ont une énorme respon-
          sabilité.  En  tout  cas,  on  nous  le  rappelle  toujours,  mais  nous  devons
          également nous rappeler de toutes les choses que nous ne savons pas et que
          nous ne saurons peut-être jamais.
                 Le cinéma africain est aux prises avec une foule de problèmes bien
          plus complexes que ceux auxquels la littérature est ou a été confrontée.
          Dans les luttes actuelles pour la libération nationale en Afrique, les ci-
          néastes, quelles que soient leurs faiblesses et leurs contradictions, ont une
          longueur d'avance sur leurs homologues des autres arts. Ce n'est pas tant
          que nous soyons plus conscients, plus intelligents ou autre, mais plutôt que
         l'outil de notre métier soit le plus répandu et ses produits les plus consom-
         més. En fait, la foule à l'intérieur d'un cinéma est plus importante que les
         congrégations à l'intérieur d'une église ou d'une mosquée. Nous pouvons
         affirmer sans risque de nous tromper que nous mobilisons, chaque jour, une
         part importante de la population. J'aimerais que les églises et les mosquées
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