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Samba Gadjigo & Jason Silverman / L’héritage de Sembène au FESPACO 535
ça m'a mis mal à l'aise, j'avais la bougeotte. (Rires). Ne riez pas, c'était sé-
rieux, j'étais devant un commissaire de police qui me regardait comme si
j'étais une fille qu'il voulait acheter. (Rires). Au bout d'un moment, il m'a
dit : "Vous savez, votre film The Money Order, vous savez que vous l'avez
fait pour moi ?". J'ai dit, "Vraiment ? Comment ça ?"
Voici donc son histoire. Un paysan camerounais avait reçu un man-
dat de son fils vivant à l'étranger. Il s'est rendu au bureau de poste pour en-
caisser le chèque. Il a fait le déplacement plusieurs fois, et à chaque fois
on lui a dit que le mandat n'était pas encore arrivé. Excédé, il prend un jour
à part l'employé de la poste et, le frappant au visage, lui dit : "Ecoutez,
monsieur, ne me prenez pas pour un imbécile, le coup du mandat ne marche
pas sur moi ! J'ai vu le film, je sais ce qu'il se passe !". (Rires). Ils sont donc
allés voir le commissaire de police, celui-là même qui m'avait appelé à l'hô-
tel. Ils ont fouillé dans les registres, et ils ont découvert qu'effectivement le
mandat était arrivé à la poste, mais que l'employé avait simplement dé-
tourné les fonds, il avait "mangé" le mandat. Le commissaire a été surpris
que je n'aie jamais entendu parler de cette histoire ! (Rires).
Quelles que soient les limites fixées à la distribution d'un film, nous
avons toujours réussi à toucher de nombreuses personnes. Nous pouvons
donc discuter de politique avec eux sans adopter un ton condescendant. Un
film doit soulever des questions, mais à l'avenir, je pense que le cinéma afri-
cain doit transcender cela aussi, il est crucial que nous, cinéastes, soyons
sensibles aux aspirations et aux désirs des masses africaines.
Cela m'amène à affirmer que sans une structure de pouvoir révo-
lutionnaire, aucun cinéma révolutionnaire ne pourra jamais voir le jour.
Le cinéma progressiste est lié à l'action des progressistes et à la dynamique
de la révolution. Cependant, il n'existe pas de révolution par procuration,
dans le confort du fauteuil de votre salon. De même, nous ne sommes pas
là pour faire des tracts de propagande, mais des films en osmose avec les
luttes des peuples opprimés. La naissance du cinéma révolutionnaire coïn-
cide avec la victoire finale de la révolution. Dans les pays d'Afrique fran-
cophone, des mots comme "culture" et "vérité" sont des épouvantails pour
les gouvernants. Eh bien, nous n'avons pas appris des étrangers comment
rechercher et dire la vérité. Les africains ont acquis cette compétence lors
de leurs délibérations sous l'arbre à palabres. Mais tant que le pouvoir ne
sera pas véritablement populaire, les artistes auront la vie dure et nous
continuerons à ingurgiter des œuvres décadentes, de la malbouffe artistique.
Cela ne veut pas dire qu'il n'existe pas dans les pays capitalistes un cinéma
militant, un cinéma solidaire des luttes des peuples, mais nous ne le

