Page 548 - Livre2_NC
P. 548

Samba Gadjigo & Jason Silverman / L’héritage de Sembène au FESPACO   539

          la première fois depuis 1969, il a manqué le Festival Panafricain du Cinéma
          de Ouagadougou, qu'il avait cofondé. Pendant quatre décennies, il était
          connu comme l'occupant de la chambre 1 de l'hôtel Indépendance de Oua-
          gadougou. J'ai parlé avec Sembène pour la dernière fois une semaine avant
          sa mort et, comme il l'a toujours fait lorsque je suis venu à l'hôtel, il m'a dit
          qu'il n'y avait pas de problème.  Sénégal, il m'a donné sa liste de courses au
          téléphone. Nous étions tous deux impatients de nous revoir le 10 juin. Il
          m'attendait ce matin-là, il s'attendait aussi à déguster les sachets de café à
          la vanille et les boîtes de sel de bain que je transportais pour lui dans ma
          valise.  Il  y  avait  en  effet  une  longue  histoire  d'amour  entre  Ousmane
          Sembène et le tabac, le café et l'eau ! Lorsque j'ai atterri à Dakar ce matin-
          là, sept  heures  après  avoir  embarqué  sur  le  vol  sud-africain,  j'ai  appris
          que « Tan ton » Sembène était parti, parti sept heures plus tôt. Depuis dix-
         huit  ans  que je connaissais  Ousmane  Sembène, c'était notre  premier
         rendez-  vous manqué. Au  cours  de  ces  dix-huit  années,  son  travail  était
         devenu  pour  moi  plus  qu'un  intérêt  académique,  c'était  un  impératif
         politique.  Je  suis  de-  venu  son  agent  de  liaison  avec  les  universités
         américaines et d'autres insti- tutions culturelles, son biographe et, surtout,
          son  «  jarbaat  »  (neveu)  et  son  ami. Avec  lui,  j'ai  parcouru  le  monde  :
          L'Afrique, l'Europe et les États-Unis.
                 Ma première rencontre avec Ousmane Sembène remonte à mes
         années de lycée dans les années 1970 (1972, précisément), lorsque j'ai lu
         pour la première fois son troisième roman et chef-d'œuvre, Les bouts de
         bois de Dieu. Ce livre a été ma première exposition à la littérature africaine,
         après des années d'aliénation causée par un programme scolaire qui ne com-
         prenait que des classiques français. L'effet sur mon image de soi, ma vision
         du monde et ma conscience politique en tant qu’« Africain francophone »
         a été instantané. Comme un tsunami, j'ai été emporté par un réveil soudain
         aux réalités de la classe, de la race, du genre, aux réalités de la culture et de
         la politique. Après avoir étudié God's Bits, une fiction historique sur la grève
         des cheminots ouest-africains de 1947, non seulement j'ai cessé de croire
         l'opinion de Hegel selon laquelle « la seule histoire de l'Afrique est l'histoire
         de l'homme blanc  en Afrique »,  mais j'ai  compris  (bien qu'avec  une
         conscience quelque peu obscurcie) que « écrire l'histoire, c'est aussi faire
         l'histoire ».
                 Pendant mes années d'études supérieures (1974-80) à ce qui était
         alors l'Université de Dakar (qui porte aujourd'hui le nom du célèbre histo-
         rien sénégalais Cheikh Anta Diop), les écrivains du mouvement de la né-
         gritude ont été intégrés au canon, bien qu'à contrecœur. Mais les œuvres de
   543   544   545   546   547   548   549   550   551   552   553