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Samba Gadjigo & Jason Silverman / L’héritage de Sembène au FESPACO 539
la première fois depuis 1969, il a manqué le Festival Panafricain du Cinéma
de Ouagadougou, qu'il avait cofondé. Pendant quatre décennies, il était
connu comme l'occupant de la chambre 1 de l'hôtel Indépendance de Oua-
gadougou. J'ai parlé avec Sembène pour la dernière fois une semaine avant
sa mort et, comme il l'a toujours fait lorsque je suis venu à l'hôtel, il m'a dit
qu'il n'y avait pas de problème. Sénégal, il m'a donné sa liste de courses au
téléphone. Nous étions tous deux impatients de nous revoir le 10 juin. Il
m'attendait ce matin-là, il s'attendait aussi à déguster les sachets de café à
la vanille et les boîtes de sel de bain que je transportais pour lui dans ma
valise. Il y avait en effet une longue histoire d'amour entre Ousmane
Sembène et le tabac, le café et l'eau ! Lorsque j'ai atterri à Dakar ce matin-
là, sept heures après avoir embarqué sur le vol sud-africain, j'ai appris
que « Tan ton » Sembène était parti, parti sept heures plus tôt. Depuis dix-
huit ans que je connaissais Ousmane Sembène, c'était notre premier
rendez- vous manqué. Au cours de ces dix-huit années, son travail était
devenu pour moi plus qu'un intérêt académique, c'était un impératif
politique. Je suis de- venu son agent de liaison avec les universités
américaines et d'autres insti- tutions culturelles, son biographe et, surtout,
son « jarbaat » (neveu) et son ami. Avec lui, j'ai parcouru le monde :
L'Afrique, l'Europe et les États-Unis.
Ma première rencontre avec Ousmane Sembène remonte à mes
années de lycée dans les années 1970 (1972, précisément), lorsque j'ai lu
pour la première fois son troisième roman et chef-d'œuvre, Les bouts de
bois de Dieu. Ce livre a été ma première exposition à la littérature africaine,
après des années d'aliénation causée par un programme scolaire qui ne com-
prenait que des classiques français. L'effet sur mon image de soi, ma vision
du monde et ma conscience politique en tant qu’« Africain francophone »
a été instantané. Comme un tsunami, j'ai été emporté par un réveil soudain
aux réalités de la classe, de la race, du genre, aux réalités de la culture et de
la politique. Après avoir étudié God's Bits, une fiction historique sur la grève
des cheminots ouest-africains de 1947, non seulement j'ai cessé de croire
l'opinion de Hegel selon laquelle « la seule histoire de l'Afrique est l'histoire
de l'homme blanc en Afrique », mais j'ai compris (bien qu'avec une
conscience quelque peu obscurcie) que « écrire l'histoire, c'est aussi faire
l'histoire ».
Pendant mes années d'études supérieures (1974-80) à ce qui était
alors l'Université de Dakar (qui porte aujourd'hui le nom du célèbre histo-
rien sénégalais Cheikh Anta Diop), les écrivains du mouvement de la né-
gritude ont été intégrés au canon, bien qu'à contrecœur. Mais les œuvres de

