Page 550 - Livre2_NC
P. 550

Samba Gadjigo & Jason Silverman / L’héritage de Sembène au FESPACO   541

          sont rassemblés, attendant de rendre hommage au dernier « Ceddo ». Avant
          que Sembène ne soit enveloppé dans un linceul vert embossé de lettres
          arabes dorées, en préparation de la projection publique, et sur fond de chants
          coraniques, j'ai pris deux minutes pour rendre visite au père du cinéma afri-
          cain.

                 En regardant son visage paisible, ses yeux fermés et ses lèvres vo-
         lontairement souriantes (il souriait sans doute aux chants coraniques en pen-
         sant : « Ils peuvent chanter autant qu'ils veulent, ils ne m'auront jamais »,
         j'ai été soudain transporté à Djerisso, sur le tournage en 2002 de Moolaadé,
         son dernier long métrage. Après toutes ces années d'étude de l'œuvre de
         Sembène, ce n'est qu'à ce moment-là que j'ai pleinement compris à la fois
         sa  déclaration  de  1974  à  Tahar  Cheriaa  et  le  jugement  de  Michael
         Atkinson sur Sembène.


                 C'était en juin 2002. J'assistais au tournage de Moolaadé dans le
         village de Djerisso au Burkina Faso. C'était la première fois que j'étais invité
         sur son plateau et la première fois qu'Ousmane Sembène autorisait un
         universitaire  ou un  journaliste  à  le  filmer en  train de  réaliser un film
         africain, transformant ses idées en images. (Mon propre documentaire, The
         Making  of  Moolaadé,  était  une  tentative  de  capturer  cette  expérience).
         Comme beaucoup de villages ruraux africains, Djerisso est un lieu de vie.
         Comme  beaucoup  de  villages  ruraux  africains,  Djerisso  semble
         complètement coupé du reste du monde : pas de routes goudronnées, pas
         d'eau courante, pas d'élec- tricité. La chaleur implacable du soleil tropical
         est remplacée la nuit par la poussière et les moustiques. Sembène a alors
         soixante-dix-neuf ans. Il avait amené avec lui une équipe de dizaines de
         techniciens, d'artistes et d'acteurs, ainsi que des machines très lourdes. Le
         film est une croisade contre les mutilations génitales féminines, également
         appelées « excision ». Le tournage dure depuis 9 semaines et 5 jours par
         semaine,  de  8  à  20H,  avec  seulement l’heure  de  pause  déjeuner,  que
         sembène ne prend jamais, préférant méditer sur le travail de l'après-midi.
         Sur 12 heures, il ne prenait qu'un verre de lait acidulé. Un après-midi, alors
         qu'il s'apprêtait à tourner une scène, assis dans son fauteuil de réalisateur,
         ousmane sembène s'est effondré, les yeux ré- vulsés : il s'était évanoui. Il
         a fallu de l'eau glacée et un ventilateur pour le ramener à la vie. C'est le
         drame  sur le  plateau, mais pas pour longtemps.  En effet, dès qu'il a pu
         s'asseoir à nouveau sur sa chaise, Sembène a convoqué son équipe pour
         qu'elle se remette au travail. Alors que j'approchais discrètement sembène
         pour  lui  proposer  de  prendre  quelques  jours  de  repos  dans  un  hôtel  de
         Banfora, je fus surpris par sa réponse incisive : « Remet-
   545   546   547   548   549   550   551   552   553   554   555