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tons-nous au travail. J'aurai tout le temps de me reposer après ma mort ».
Après son effondrement sur le plateau, un agent de santé du village est venu
tous les soirs voir Sembène ; pendant des heures, l’« infirmier » a nourri
son corps affaibli par des tubes intraveineux. Le lendemain matin, à 8
heures, Sembène était toujours de retour sur le plateau.
En regardant le visage d'Ousmane Sembène, pour la dernière fois,
cet après-midi de juin, à la morgue de l'Hôpital Principal, les images de
Djerisso défilant sur l'écran noir de mon esprit, j'ai été soudain rempli d'es-
poir, l'espoir de le revoir, chaque jour, car, comme peu de grands artistes de
notre temps, il n'avait fait que troquer son corps périssable contre l'éternité.
Dans cette chaleur de Djerisso, quand Sembène luttait contre la mort pour
collecter des images, il incarnait la grandeur d'un véritable artiste, partagé
entre la beauté et la douleur, entre son amour pour les hommes et la folie
de la création. Ousmane Sembène disait qu'il fallait être fou pour faire des
films en Afrique. Ce qui fait vraiment la grandeur et l'intemporalité d'artistes
comme Sembène, c'est leur sens de la responsabilité envers l'humanité, leur
devoir de générer de l'espoir, de galvaniser leurs semblables pour qu'ils agis-
sent contre toutes les formes d'aliénation et d'oppression et qu'ils contribuent
ainsi à un avenir meilleur. Ousmane Sembène a ressenti une vocation : à
travers son art, il a cherché à assumer sa responsabilité de contribuer à la
construction d'une nouvelle vie pour les vivants. Un sens de la responsabi-
lité qui, contrairement au modèle hollywoodien, ne permet ni le repos ni le
confort individuel. Au contraire, tout au long de sa « carrière » d'écrivain
et de cinéaste, ce vieux communiste a senti que chacune de ses œuvres était
une pierre qu'il offrait pour la construction d'un nouveau monde, un monde
meilleur pour l'humanité. Rejetant la prophétie d'Atkinson, j'ai l'espoir
qu'Ousmane Sembène ne soit pas le dernier héritier du cinéma politique,
ni le dernier à avoir foi dans le cinéma pour l'homme.
Samba Gadjigo est professeur d'études francophones au Mount Holyoke Col-
lege et biographe officiel et représentant d'Ousmane Sembène aux États-Unis.
Il a notamment publié Ecole blanche, Afrique noire (l'Harmattan, 1990) et Ous-
mane Sembène, une conscience africaine (Homnisphères, 2007). Il a réalisé
The Making of Moolaade : A Documentary Film (2006).
Notes:
Publié à l'origine sous le titre Samba Gadjigo, « Art for Man's Sake : A Tribute to Ousmane Sembène»,
Framework : The Journal of Cinema and Media 49, no. 1 (2008) : 30-34.
1. Tahar Cheriaa, « Entretien avec Sembène Ousmane », Cinéma @ebec 3, nos 9-10 (août 1974).
2. Michael Atkinson, Ousmane Sembène: We Are No Longer in the Era of Prophets, Film
Comment 29, no. 4 (juillet-août 1993) : 63-69.

