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1976 fut également l’année de la mort de Mao Zedong, l’époque où le réalisateur japonais
               Nagisa Oshima porta à l’écran L’Empire des sens, et où deux sondes américaines atterrirent
               en douceur sur Mars…
               Paris, la ville de mes premières escapades, allait représenter ma terre d’asile, mon refuge. La
               vie y était encore bon marché. Je poussai le sens du détail, encouragée par les réminiscences
               du passé, jusqu’à retourner à L’Hôtel Mistral, rue Joseph de Maistre, certes dans une chambre
               bien moins lépreuse que la première fois, mais située à des années-lumière du studio chic et
               cossu de Champel que je venais d’abandonner derrière moi. Je me fis pour la première fois
               engager sans difficultés chez Madame Arthur, cabaret qui me servait de cache et de repli, où
               se produisaient transformistes, travestis et transsexuelles de renom. Lola Chanel, Capucine,
               Minouche, Florence Farel et tant d’autres créatures toutes aussi belles et talentueuses, aux
               noms pleins de poésie. Je n’y gagnais certainement pas des fortunes,  mais pour un certain
               temps en tous cas, une paix bienvenue pour un cachet de 70 francs français de l’époque les
               trois passages : un cachet de misère comparé aux tarifs cumulés de mes clients genevois. J’y
               exécutais un strip-tease étudié à la va-vite pour l’occasion, qui pourtant produisait tout son
               effet, dans un somptueux déshabillé de dentelles blanches, ample et vaporeux. L’abondance
               proverbiale et la couleur naturellement rousse de ma chevelure suffisaient à focaliser toute
               l’attention  des  spectateurs  venus  voir,  incrédules,  des  soi-disant  garçons  devenus  femmes,
               mutation  encore  incroyable  et  toujours  attractive  à  l’époque.  Replongée  dans  l’atmosphère
               festive des cabarets que je connaissais bien, j’y retrouvai vite mes habitudes d’autrefois.
               Quelques semaines  après mon engagement chez Madame Arthur, un soir, on me fit savoir
               qu'un  client  désirait  me  rencontrer.  Je  déclinai  l’invitation  par  un  « Surtout  pas !  »  qui  ne
               laissait pas place à la réplique. J’avais bien remarqué, rivé au bar de l’établissement, un client
               régulier qui m’observait avec intérêt et insistance - encore un -, à chacune de mes apparitions
               sur scène. Mais cette fois-ci, je me promis de garder mes distances.
               Comme une ritournelle, un sortilège sans fin, j’avais la mauvaise impression que l’histoire se
               répétait indéfiniment. Que pouvais-je bien dégager qui rendait ces hommes fous au point de
               gâcher l’essence même de ma vie, de mes espoirs ? Je voulais être aimée pour moi, un point
               c’est tout, pouvoir un jour vivre une vie que j’aurais tant espérée calme et heureuse. Avais-je
               été  damnée ?  M’avait-on  jeté  un  sort  maléfique ?  Toutes  ces  questions  me  trottaient
               inlassablement dans la tête.
               Dans les jours qui suivirent, on m’apporta dans la loge une carte de visite avec un petit mot
               manuscrit m’invitant à  venir boire une  coupe  de champagne,  carte signée par l’admirateur
               assidu du bar. De guerre lasse, pour avoir la paix, j’acceptai la rencontre, me promettant de
               congédier  moi-même  l’importun.  Je  me  retrouvai  face  à  un  homme  de  haute  taille,  bien
               grassouillet, au visage pommelé, aux yeux brun marron tout comme ses cheveux fins, coupés
               court mais pas trop. Vêtu d’un blazer bleu marine à boutons dorés, d'un pantalon de flanelle
               grise, ce monsieur avait une élocution et des manières qui annonçaient une bonne éducation.
               Mais mon rejet pour cet homme fut immédiat. Je n’aimais pas les gros et le lui fis savoir sans
               fioritures. La messe était dite. Dignement mais quelque peu dépité, l’inconnu s’en fut. Je n’en
               avais cure…
               Mais voilà qu’un mois plus tard, je n’en croyais pas mes yeux : délesté de ses bourrelets, mon
               nouvel  admirateur,  obstiné,  était  de  retour.  Fidèle  à  son  poste,  accoudé  au  bar  de  chez
               Madame Arthur, il avait nouvelle allure, le visage moins bouffi : svelte, il paraissait encore
               plus grand, ce qui ne faisait qu’accentuer son élégance toute naturelle.
               Je  n’éprouvais  rien  de  particulier  pour  cet  homme  que  j’avais  sèchement  éconduit  une
               première fois. Mais là, j’étais toutefois charmée par la métamorphose qu’il avait apparemment
               subie pour me conquérir, ce qui était tout à son honneur. Quelque chose me toucha chez lui ce
               soir-là ;  il  me  semblait  prêt  à  bien  des  sacrifices  et  manifestait  beaucoup  de  volonté  pour
               mener à bien une parade amoureuse qui pourtant était loin d’être gagnée. Cette déclaration

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