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qu’il avait exorbités, l’air hagard malgré un grand sourire. Toujours éperdu, malade, fou
d’amour, il m’avait retrouvée…
Bouleversée par cette intrusive présence à laquelle je ne m’attendais pas, que j’avais voulu
fuir, je menai mon numéro jusqu’au bout malgré la surcharge d’angoisse qui m’avait envahie.
Me sentant à nouveau prise au piège, partagée entre accablement, rage et désespoir, je
maudissais mon sort. Fuir une fois de plus l’évidence n’aurait servi à rien. De retour en loge,
je bus quelques coupes de champagne, puis légèrement ivre, j’allai avec courage affronter
mon tourmenteur, lui-même tourmenté par sa passion, sa folie amoureuse destructrice… son
amour fantasque et impossible. Animée de toute la conviction dont je me sentais capable, je
lui dis avec détermination et sans équivoque qu’il serait dorénavant vain d’insister davantage,
que je ne l’aimais pas, que je ne l’avais jamais aimé et qu’il n’était dorénavant en aucun cas
question que nous puissions nous revoir. Bernard but la coupe jusqu’à la lie. Mais le chantage
au suicide, en fin de discussion, reprit de plus belle. Dépositaire de ces menaces qu’il réitéra
de multiples fois avant de disparaître, j’étouffais ; une angoisse incontrôlable m’envahissait
car je me sentais décidément maudite, n’ayant plus aucune prise sur cette funeste histoire et
son devenir. Peu de temps après cette dernière confrontation, j’appris qu’un scandale avait
éclaté à Genève. Toutes les manchettes des quotidiens régionaux annonçaient : « Un grand
chef, nouvelle étoile montante de la cuisine, se suicide pour une cover-girl. » Dans son
désespoir amoureux, au gré d’une mise en scène machiavélique - peut-être pour me punir -
qui ne ménageait personne, Bernard avait signifié son chagrin à la terre entière. Après avoir
recouvert le sol et les tables d’innombrables photos qu’il avait prises de moi, il s’était pendu à
une poutre de son restaurant. J’appris par son maître d'hôtel qu’il avait laissé pour moi un
paquet contenant notamment une lettre, que je ne récupérerais jamais : la famille l’avait-elle
gardée ?
Après les funérailles de Bernard, je reçus de son frère, dont je n’avais jamais entendu parler,
plusieurs appels téléphoniques me menaçant de mort, m’accusant d’être la seule responsable
de ce décès et m’annonçant qu’il allait me faire la peau. Sa famille alla même jusqu'à me
réclamer pêle-mêle un appareil photo, divers objets, de l’or, autant de biens que j’aurais soi-
disant reçus, et dont je n’avais jamais vu la couleur…
Cet épisode effroyable m’anéantit. L’aspect spectaculaire de cette mise en scène, qui me
désignait à la vindicte populaire, m’écœurait. J’aurais donné tout ce que je possédais pour
revenir en arrière et rejouer le film des événements d’une manière différente. Après tout,
c’était moi qui avais abordé l’inconnu ! S’il s’était limité à me regarder, ou si je l’avais
renvoyé, les choses n’en seraient sans doute pas arrivées là. Ce drame réactivait toute la
chaîne de ceux qui avaient précédé. Je détenais maintenant la preuve que j’étais née sous une
mauvaise étoile, et qu’avec une perversité propre à me conduire à la folie, le sort s’acharnerait
sur moi jusqu’à la fin. Je plongeai dans une dépression abyssale, nourrie de culpabilité et
d’images abominables.
Sans doute ébranlé par cette situation qui dépassait tout le monde, Fabien se montra très
présent : sans être pesant, il redoublait d’attentions et de délicatesse. Ce natif du signe du
taureau me comprenait et me comblait, avec imagination et doigté. Chaque matin, sur le
plateau du petit déjeuner qu’il m’apportait au lit, était déposée une rose rouge sombre qui
dégageait un merveilleux parfum.
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