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rapport sexuel hasardeux, voire impossible. Mais Bernard n’en avait cure. Ce qu’il souhaitait
partager avec moi se situait à un tout autre niveau, pour ainsi dire extatique, dévotionnel ; le
simple fait que je sois à ses côtés lui suffisait. Très rapidement, il me proposa d’abandonner
ce que je considérais être mon métier, depuis que celui d’artiste avait complètement été laissé
à tout jamais derrière moi. Il m’assura que si j’acceptais de vivre avec lui, il me choierait,
s’occuperait de moi et veillerait à ce que je n’aie plus aucun souci de subsistance. Toutes ses
propositions, aussi belles et confortables soient-elles, me firent froid dans le dos. De toute
façon, je n’entendais pas aliéner ma liberté, surtout pas à un homme qui ne m’inspirait pas
physiquement. Pour moi, Bernard était un client comme les autres qui payait largement ses
prestations : j’attendais donc de lui qu’il le reste, ou qu’il s’en aille voir ailleurs. Entre lui et
moi, il n’était pas question d’amour, ni de sentiments quels qu’ils soient. Mais lui, hanté par
son obsession, ne l’entendait pas ainsi. Continuellement à mes trousses, Bernard se mit à
conditionner mon quotidien de façon pathologique. Il se disait prêt à divorcer pour moi, bien
que je lui aie révélé ma transsexualité en espérant réfréner ses ardeurs devenues
incontrôlables, ce qui ne le perturbait pas le moins du monde. Ce soupirant éperdu, fou
d’amour, avait-il perdu la raison ? Ou captait-il tout ce qui se cachait derrière la courtisane :
ma sensibilité d’artiste, mon libre arbitre, ma personnalité indomptable et peut-être, comme le
disaient certains de mes amis, le personnage hors du commun ? N’était-ce pas cette
inaccessibilité, ma différence qui lui faisait perdre la tête ? L’un de ses maîtres d’hôtel,
homosexuel que je connaissais très bien, tenta lui aussi d’ailleurs avec force et passion de le
ramener à la raison, de lui faire abandonner ses projets fous de vouloir me retirer du trottoir,
de divorcer et de m’épouser. Mais rien n’y fit, il restait désespérément campé dans sa folie.
Un jour, Bernard me remit une lettre dans laquelle il me faisait une incroyable, époustouflante
et tragique déclaration d’amour, qui se terminait par : « Tu es la femme de ma vie, je n’ai
jamais rien connu de pareil, je préfère mourir que de vivre sans toi. » Terrifiée par ce
déferlement de passion et de chantage déraisonnable, je ne savais plus que faire. J’étais
déprimée, encombrée par l’amour excessif que m’offrait un homme pour lequel je ne
nourrissais aucun sentiment, pour qui je ne pouvais rien. Cette situation me retournait
complètement. Je n’éprouvais que de la compassion et de la peur pour moi comme pour lui.
Et cette question qui tournait en boucle dans ma tête : que faire ?
Le chantage au suicide esquissé dans sa lettre d’amour se précisait dangereusement dans la
réalité. Piégée, je ne disposais plus d’aucun recul. Avançant en équilibre bien malgré moi sur
une corde raide, je ne savais plus à quel saint me vouer. Mon tempérament ne me portait pas à
subir, à croupir dans cette atmosphère délétère et angoissante. Comme je l’avais fait si
souvent, je pris donc sur moi de réagir. Après mûre réflexion, j’en arrivai à la conclusion que
seul le fait de partir, de fuir cette situation au moins pour un certain temps était souhaitable
pour m’extraire de cet amour toxique dont je ne voulais pas. Peut-être l’évidence de mon
absence, de ma disparition, romprait-elle l’envoûtement dont Bernard était possédé, le
ramenant à la raison et au sein de sa famille qui, sans doute, tenait beaucoup à lui.
M’évaporer, prendre mes jambes à mon cou : harcelée, je ne voyais pas d’autre issue. Sur le
plan matériel, j’y perdrais beaucoup, mais tant pis. Encore une fois, le destin me bousculait.
Méthodiquement et dans le plus grand secret, je liquidai avec tristesse tout ce qui me retenait
à Genève, mon studio (l’écrin des délices) qui avait vu défiler tant d’hommes, de drames, de
pleurs et de joies aussi, et je fis mes valises.
J’avais 31 ans et j’allais repartir à l’aventure vers d’autres cieux, d’autres univers, d’autres
plaisirs, d’autre peines, essayer de recommencer une autre vie avec mon passeport féminin
sans équivoque, tout beau tout neuf, acquis de haute lutte.
1976 fut l’année où la Syrie intervint militairement dans ce magnifique Liban qui me rappelait
tellement de souvenirs éblouissants, déjà lointains, mais aussi ma fuite d’un pays en guerre.
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