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Chapitre 13
Nouvelle illusion
Fabien lui-même se réorientait, émergeant à peine d’un divorce. Pour nous deux, cahin-caha,
la vie reprenait ses droits, dans le cadre très confortable de l’appartement de quatre pièces où
il m’avait accueillie : nous vivions ensemble comme de bons amis, sans plus, lui ayant besoin
d’une présence, moi de sécurité, ce dont nous nous accommodions parfaitement bien. Pour
moi, cette chaste cohabitation représentait une période irréelle, difficile à définir, qui ne
ressemblait en aucune manière à ce que j’avais connu jusqu’alors. Sur quel type de vie allait-
elle déboucher ? Mes aspirations à ce moment-là restaient plus que conventionnelles :
seraient-elles un jour comblées ? Les drames, les séparations, la vie d’artiste, les voyages, les
coups de théâtre, la prostitution qui avaient ponctué jusque-là ma vie, il me semblait en avoir
fait le tour. J’aurais aimé pouvoir tourner la page, changer littéralement le cours de mon
existence. J’avais si souvent rêvé de devenir simplement Madame X, de me noyer, de me
fondre dans la masse de ces millions d’anonymes à l’existence paisible et sans histoires, de
vivre en couple et de couler des jours heureux et harmonieux…
Mais une autre rencontre, un autre prétendant que je ne voyais qu’occasionnellement me
faisait hésiter : J.L., P.D.G. d’un journal automobile de renommée mondiale que j’avais
rencontré les premières semaines de mon arrivée à Paris sur l’avenue des Champs-Elysées.
J.L. était au volant de sa voiture, une DS 23 Chaperon décapotable couleur caramel, et moi
dans ma Mini Austin bleu nuit aux vitres teintées flambant neuve, tous deux à l’arrêt en plein
milieu d’un embouteillage. Le bouchon n’en finissait pas et, moteur coupé, nous nous
trouvions côte à côte quand je m’aperçus que le conducteur de droite me dévisageait. Dès que
nos regards se croisèrent, il souleva son chapeau d'un geste large et gracieux en signe de
salutation. Je lui répondis par un sourire de connivence. Par la vitre ouverte, il me proposa de
faire connaissance en allant boire quelque chose avec lui au bar d’un grand hôtel des environs,
invitation que j’acceptai volontiers.
Après un échange de paroles d’usage et quelques flatteries de bon goût, le monsieur prit
congé en me laissant sa carte de visite, me faisant promettre de le revoir.
J.L. incarnait la vieille France, celle prestigieuse du Général de Gaulle. Sa courtoisie, sa
délicatesse, ses manières de gentleman, sa grande générosité me plaisaient énormément
malgré notre importante différence d’âge. Il sut immédiatement créer un climat de sécurité qui
nous fit nous rapprocher. Grâce à lui, je découvris certains restaurants que je ne connaissais
pas encore : Le Prunier, proche de l'Etoile, lieu d’histoire et de légende, Le Drouant de la
Place Gaillon, restaurant où le Prix Goncourt est habituellement proclamé, et aussi Le Vieux
Galion, splendide restaurant flottant ancré au Bois de Boulogne face à l’hippodrome de
Longchamp, que j’aimais particulièrement. Dans ce bâtiment au parfum colonial qui évoquait
l’épopée dramatique du commerce de l’or, tout était fabriqué avec soin et précision en bois
d’acajou. J’y dégustais un exquis foie gras frais poêlé aux raisins de Corinthe comme il n’en
existe nulle part ailleurs.
Je m’étonnais pourtant que cet homme marié célèbre évolue aussi librement avec moi à son
bras, sans craindre d’être reconnu. Entre nous, jamais le sujet de la transsexualité ne fut
abordé. Il y a fort à parier que J.L. n’avait pas envisagé cette hypothèse ou n’avait tout
simplement pas voulu aborder le sujet qui, peut-être, ne le dérangeait pas plus que cela. Avec
lui, j’aurais pu rester confortablement et à vie celle dont on rêve, celle qu’on choie, qu’on
désire, qu’on entoure, la maîtresse, la « non officielle ». Matériellement à l’abri de tout souci,
j’aurais eu tout loisir de mener ma vie comme je l’entendais. J.L. ne cessait d’ailleurs de me le
proposer. Mais ma sincérité tout comme mes aspirations me portaient vers autre chose.
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