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interview, sous la plume de Jean-Louis Bernier, au Journal de Genève, quotidien de
l’establishment local, lu par les banquiers protestants de la Rue des Granges. Devant ce
battage médiatique qui les effarait, mes défenseurs tempêtaient, persuadés que j’alimentais
personnellement en coulisses ces gazettes à scandales. Officiant dans le même temps comme
courtisane, sans jamais mentionner mon identité arrangée, devenue la cible de cette publicité
débridée, j’étais au contraire terrifiée d’être démasquée et pourquoi pas assassinée par l’un de
mes clients qui se serait senti floué. Une peur omniprésente me laminait, ne me quittait plus.
Je me sentais transpercée par les regards des gens dans la rue, découverte, épiée, critiquée,
offerte en pâture à la populace. A tous les coins de rue, j’imaginais un bourreau qui
m’attendait pour décortiquer mon âme et la broyer. Plus de recul, plus d’espace propre. Au
moment de réaliser le plus beau projet de ma vie, j’aurais voulu me terrer comme une louve
dans sa tanière, pourchassée, paralysée par l’avidité d’une meute de chasseurs à ses trousses.
Je priais pour ne plus être exposée sur ces affiches à la vindicte malsaine des curieux.
Cette réclame tapageuse allait précipiter le pékin local sur la Place du Château, pour venir
voir passer, comme une bête de foire, « la créature ». Tous ceux qui étaient en bisbille avec
leur propre identité pouvaient enfin donner libre cours à leurs fantasmes les plus fous, les
alimentant d’une image bien réelle, une belle représentation qu’ils pourraient ensuite triturer
dans leur coin, ruminer, s’approprier, la mettant en scène à leur profit.
Je demandai une rectification d’état civil. Une telle procédure entraînait une annonce dans la
Feuille des Avis Officiels de la date de l’audience, avec une possibilité de s’opposer au
jugement, ce que heureusement personne ne songea à faire.
On rendait la justice dans une salle du Château de Nyon. Le 6 octobre 1975, il faisait un
temps agréable, paisible et doux.
Vêtue d’un tailleur classique, perchée sur de hauts talons, cachée derrière des lunettes
légèrement fumées, portant un semainier en or dont le cliquetis accompagnait ma démarche,
ainsi qu’un ou deux autres bijoux de bon goût, les ongles peints, ma longue chevelure rousse
déployée, j’avais choisi de me rendre à cette audience fatidique, de chez ma mère au château,
à pied. Sur la place, une petite foule m’attendait. Des dizaines de regards se focalisèrent
simultanément sur ma personne. Prenant peur, n’osant pas affronter cette masse d’anonymes,
je battis en retraite. On informa le tribunal de ce léger retard. Je retournai chez ma mère et
demandai à l’une de mes sœurs de m’y accompagner en voiture. Entre-temps, les autorités,
conscientes du trouble possible, incompatible avec la dignité de la justice, avaient fait poser
des barrières. Tout justiciable ne doit-il pas pouvoir accéder à la juridiction dont il dépend le
plus paisiblement possible ?
Après avoir affronté les regards, le souffle coupé, paralysée par l’émotion, je fus introduite à
l’intérieur du château dans une salle d’attente, pour une durée qui me parut infinie. En réalité,
j’aurais eu besoin d’être seule, pour me concentrer afin d’affronter sereinement cet instant
décisif de ma vie. Devant l’entrée de la pièce dans laquelle je me trouvais, quelques
journalistes me scrutaient sans cesse, sans discrétion, dans les moindres détails. L’un d’eux
releva dans un article que la jeune femme en attente de son jugement, la tête baissée, son
visage caché par sa chevelure, feuilletait nerveusement des revues.
Alors que personne n’y croyait, le fond de conviction, de certitude du bien-fondé de ma
demande me donna la force de franchir dignement la porte du tribunal après qu’un huissier
m’y eut invitée. Il s’agissait d’un huis clos, mais de nombreuses personnes étaient assises sur
les bancs en bois de la petite salle faisant face à la table du juge. Je n’ai jamais su qui étaient
ces personnes. Je me sentais vaseuse, comme sur un nuage. L’atmosphère de ce tribunal
m’impressionnait vraiment. On entendait craquer les boiseries de la salle d’audience.
Assise au premier rang, je faisais face à l’homme qui seul avait en cet instant le pouvoir de
m’accorder le droit ou pas de passer d’un sexe identitaire que je n’avais plus à l’autre : celui
qui devait faire de moi une femme à part entière et me permettre de changer l’annotation de
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