Page 91 - ROLAND-GLORIA-DIANE-ET-MOI_Neat
P. 91
très nombreux voyages, qui me laissaient de formidables souvenirs, mais aussi quelques
mauvaises et terrifiantes réminiscences vite dépassées.
De retour en Suisse, habituée à une vie plutôt aisée, je mis mon plan à exécution en prenant la
décision de m’installer avec Harry, qui n’avait plus grand-chose à dire, dans les beaux
quartiers de Genève. J’y louai un joli studio destiné à recevoir ma future clientèle, 24 avenue
de Champel, au rez-de-chaussée d’un immeuble chic et cossu. Tentures de velours gris souris,
lit capitonné, canapé et fauteuils crapaud de style Napoléon III : douillet et de bon goût, ce
studio serait l’antre de tous les plaisirs raffinés que j’offrirais à une clientèle triée sur le volet.
Je louai du même coup un appartement de plusieurs pièces, de bon standing, rue Crespin, à
quelques rues seulement du studio réservé à ma reconversion en covergirl-courtisane-
prostituée de luxe. Le grand appartement serait uniquement réservé à l’usage de notre couple,
de quelques amis et de la famille.
Ayant passé mon permis de conduire en Suisse le 16/04/1973, je décidai que je charmerais
mes clients au volant d’une BMW 3.0 CSL vert pomme flambant neuve, sur le Boulevard
Helvétique, où les plus belles péripatéticiennes de la cité de Calvin officiaient à l’époque et
jusque dans les années quatre-vingts, années où, tout comme celle des cabarets, la situation se
dégrada très rapidement au profit des étrangères et des toxicomanes.
Le Boulevard Helvétique était situé à deux pas de l’Eglise russe, avec ses coupoles dorées en
17
forme d’oignons, et du Musée d’Art et d’Histoire. Parmi les beautés qui officiaient sur le
Boulevard, se trouvait une célébrité d’alors au nom aristocratique, Marie-Louise de Blerville,
lesbienne à la beauté fatale très proche d'une famille royale européenne, en couple avec la
sœur de la princesse.
Dès le premier jour de ma nouvelle activité, je fis sensation, provoquant des défilés d’hommes
venus du monde des affaires de la joaillerie et que sais-je encore, qui savaient largement
manifester leur reconnaissance. Je garde un souvenir plutôt fleuri de cette période ; mon
statut d’astre de la profession me permettait de sélectionner ma clientèle de VIP et de
personnes de préférence aisées, au contraire de Grisélidis Réal que je venais de rencontrer et
qui, elle aussi, habitait le quartier avec son fils Boris et sa fille Léonore. J’aurai l’occasion de
parler d’elle plus tard. De cette rencontre extraordinaire et pourtant improbable naitront plus
de trente-cinq années d’une amitié indéfectible.
Devant la porte du studio des délices, il n’était pas rare que je trouve des parfums, des fleurs
et d’autres présents déposés là comme des ex-voto. Le mystère de mon identité avait
légèrement filtré (par les autres beautés du boulevard… jalousie oblige) ne me conférant que
plus de prestige, d’attrait, de mystère, nourrissant les fantasmes de mes clients, que j’attendais
confortablement assise dans ma voiture.
En revanche, Harry le pygmalion se retrouvait subitement comme un bourdon face à une
abeille fécondée : mon changement d’activité signifiait aussi pour lui la fin de sa splendeur.
S’il continuait à tenir la caisse, qu’il ne lâcherait jamais, les rênes de l’équipage lui
échappaient ; d’enchanteur, il se sentit pernicieusement devenu le maquereau de Madame.
Dérisoire fuite d’une réalité peu reluisante qui devenait pour cet homme une véritable défaite :
il se mit à sortir chaque nuit en boîte alors que je travaillais. Il commença à boire et
s’alcooliser jusqu'à plus soif. L’air vague, le teint blafard, la paupière lourde, il ne rentrait
qu’au petit matin. Notre relation s’étiolait inexorablement. Coutumière des rêves
prémonitoires, je fis à plusieurs reprises un songe assez explicite : je me trouvais avec Harry
dans un taxi, un des célèbres « black cabs » londoniens. Assis à l’arrière du véhicule, lui et
moi nous regardions intensément les yeux dans les yeux puis Harry se mettait à rire aux
éclats, si fort que le rire se transformait en un bruit de sirène, exactement comme celle qui
17 De nos jours, les call girls, non localisables a priori, officient par annonce ou téléphone et des toxicomanes
complètement délabrées ont remplacé les créatures de luxe de ce boulevard.
91