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très  nombreux  voyages,  qui  me  laissaient  de  formidables  souvenirs,  mais  aussi  quelques
               mauvaises et terrifiantes réminiscences vite dépassées.
               De retour en Suisse, habituée à une vie plutôt aisée, je mis mon plan à exécution en prenant la
               décision  de  m’installer  avec  Harry,  qui  n’avait  plus  grand-chose  à  dire,  dans  les  beaux
               quartiers de Genève. J’y louai un joli studio destiné à recevoir ma future clientèle, 24 avenue
               de Champel, au rez-de-chaussée d’un immeuble chic et cossu. Tentures de velours gris souris,
               lit capitonné, canapé et fauteuils crapaud de style Napoléon III : douillet et de bon goût, ce
               studio serait l’antre de tous les plaisirs raffinés que j’offrirais à une clientèle triée sur le volet.
               Je  louai du même coup un appartement de plusieurs pièces, de bon standing, rue Crespin, à
               quelques  rues  seulement  du  studio  réservé  à  ma  reconversion  en  covergirl-courtisane-
               prostituée de luxe. Le grand appartement serait uniquement réservé à l’usage de notre couple,
               de quelques amis et de la famille.
               Ayant passé mon permis de conduire en Suisse le 16/04/1973, je décidai que je charmerais
               mes  clients  au  volant  d’une  BMW  3.0  CSL  vert  pomme  flambant  neuve,  sur  le  Boulevard
               Helvétique, où les plus belles péripatéticiennes de la cité de Calvin officiaient à l’époque et
               jusque dans les années quatre-vingts, années où, tout comme celle des cabarets, la situation se
               dégrada très rapidement au profit des étrangères et des toxicomanes.
               Le Boulevard Helvétique était situé à deux pas de l’Eglise russe, avec ses coupoles dorées en
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               forme d’oignons, et du Musée d’Art et d’Histoire.  Parmi les beautés qui officiaient sur le
               Boulevard, se trouvait une célébrité d’alors au nom aristocratique, Marie-Louise de Blerville,
               lesbienne à la beauté fatale très proche d'une famille royale européenne, en couple avec la
               sœur de la princesse.
               Dès le premier jour de ma nouvelle activité, je fis sensation, provoquant des défilés d’hommes
               venus  du  monde  des  affaires  de  la  joaillerie  et  que  sais-je  encore,  qui  savaient  largement
               manifester  leur  reconnaissance.    Je  garde  un  souvenir  plutôt  fleuri  de  cette  période  ;  mon
               statut  d’astre  de  la  profession  me  permettait  de  sélectionner  ma  clientèle  de  VIP  et  de
               personnes de préférence aisées, au contraire de Grisélidis Réal que je venais de rencontrer et
               qui, elle aussi, habitait le quartier avec son fils Boris et sa fille Léonore. J’aurai l’occasion de
               parler d’elle plus tard. De cette rencontre extraordinaire et pourtant improbable naitront plus
               de trente-cinq années d’une amitié indéfectible.
               Devant la porte du studio des délices, il n’était pas rare que je trouve des parfums, des fleurs
               et  d’autres  présents  déposés  là  comme  des  ex-voto.  Le  mystère  de  mon  identité  avait
               légèrement filtré (par les autres beautés du boulevard… jalousie oblige) ne me conférant que
               plus de prestige, d’attrait, de mystère, nourrissant les fantasmes de mes clients, que j’attendais
               confortablement assise dans ma voiture.
               En  revanche,  Harry  le  pygmalion  se  retrouvait  subitement  comme  un  bourdon  face  à  une
               abeille fécondée : mon changement d’activité signifiait aussi pour lui la fin de sa splendeur.
               S’il  continuait  à  tenir  la  caisse,  qu’il  ne  lâcherait  jamais,  les  rênes  de  l’équipage  lui
               échappaient ;  d’enchanteur,  il  se  sentit  pernicieusement  devenu  le  maquereau  de  Madame.
               Dérisoire fuite d’une réalité peu reluisante qui devenait pour cet homme une véritable défaite :
               il  se  mit  à  sortir  chaque  nuit  en  boîte  alors  que  je  travaillais.  Il  commença  à  boire  et
               s’alcooliser jusqu'à plus soif. L’air vague, le teint blafard, la paupière lourde, il ne rentrait
               qu’au  petit  matin.  Notre  relation  s’étiolait  inexorablement.  Coutumière  des  rêves
               prémonitoires, je fis à plusieurs reprises un songe assez explicite : je me trouvais avec Harry
               dans un taxi, un des célèbres « black cabs » londoniens. Assis à l’arrière du véhicule, lui et
               moi  nous  regardions  intensément  les  yeux  dans  les  yeux  puis  Harry  se  mettait  à  rire  aux
               éclats, si fort que le rire se transformait en un bruit de sirène, exactement comme celle qui

               17  De nos jours, les call girls, non localisables a priori, officient par annonce ou téléphone et des toxicomanes
               complètement délabrées ont remplacé les créatures de luxe de ce boulevard.

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