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décision la plus irréversible de mon existence. Le taxi chargé de me transporter à la clinique
               me déposa devant un vaste bâtiment dernier cri, construit de plain-pied, qui comportait une
               immense  partie  commune,  cloisonnée  en  plusieurs  pièces,  dont  une  partie aseptisée,  non
               autorisée au public, réservée aux différents blocs opératoires. Dans ces pays du nord où la
               révolution  des  mœurs  s’était  affirmée  dans  la  jubilation  bien  plus  tôt  que  chez  nous,  une
               idéologie  de  gauche  fleurissait,  qui  se  traduisait  notamment  par  l’autogestion  de  certaines
               cliniques par les patients eux-mêmes. A mon entrée dans le vaste hall de l’établissement, je
               fus  accueillie,  dirigée  et  présentée  à  tous  les  malades  et  autres  personnels  du  lieu  par  les
               patients les mieux portants. Cet accueil solidaire promettait une prise en charge chaleureuse et
               une  empathie  bienvenue.  Le  rôle  de  l’infirmière-chef,  une  femme  entre  deux  âges  d'une
               grande gentillesse doublée d'une prodigieuse sensibilité, se cantonnait aux soins principaux.
               Je  fus  placée  dans  une  chambre  à  trois  lits.  En  fin  d'après-midi,  des  dizaines  de  femmes
               défilèrent pour me souhaiter la bienvenue et me rassurer. Le surlendemain de mon admission,
               le 2 juillet 1973, comme une jeune musulmane que l’on prépare pour sa nuit de noces, je fus
               méthodiquement débarrassée de toute pilosité, hormis les sourcils et les cheveux, que cachait
               un  bonnet  de  papier  chirurgical  vert.  Puis  on  me  transporta,  sereine  et  confiante,  dans  le
               monde, vert également, d’une des vastes salles d’opérations. Je ressentis peu d’appréhension.
               Styx  ou  voie  royale  vers  le  paradis ?  L’avenir  en  déciderait.  Le  sort  était  jeté,  mon  futur
               destin,  en  marche.  Lorsque  je  fus  installée  complètement  nue  sur  la  table  d'opération,
               quelques minutes avant l'anesthésie totale, mon sexe offert au scalpel, j’eus un ultime geste de
               pudeur : je le cachai de ma main. Compréhensive, bienveillante, l'infirmière recouvrit d'une
               serviette la dernière relique de ce qui marquait encore pour quelques heures mon ambivalence
               et ma masculinité. Puis ce fut le trou noir.
               Le chirurgien allait pratiquer une inversion des parties génitales mâles pour m’offrir, à mon
               réveil, un vagin artificiel plus vrai que nature ; l'acte chirurgical durerait plusieurs heures.
               L'intervention  terminée,  émergeant  doucement,  par  paliers,  je  me  réveillai,  seule  dans  une
               chambre, pieds et poignets liés, comme une crucifiée barricadée dans un lit. Sans attaches ni
               barreaux,  j’aurais  pu  en  effet  arracher  les  pansements,  perfusions  et  drains  qui
               m'encombraient.  La  première  sensation  qui  vint  à  ma  conscience  fut  un  besoin  impérieux
               d'uriner. Je me mis à hurler : « Je veux faire pipi, je veux faire pipi !» Encore dans les limbes
               de  l'anesthésie,  l’esprit  totalement  embrumé,  je  ne  réalisais  pas  qu'une  sonde  urinaire
               permettait cette fonction.  Je ressentais bien une sensation agaçante, proche de la brûlure, qui
               provenait de mes parties génitales, sensation que m’infligeait la sonde. Quelques minutes plus
               tard,  je  vis,  penchés  sur  mon  lit,  des  visages  de  femmes  souriantes,  alertées  par  mes  cris.
               L'une d'elles me dit : « Ne t'inquiète pas, ma chérie, tu fais pipi ! » Calmée, rassurée, je me
               rendormis.
               En  fin  de  journée  seulement,  parfaitement  réveillée,  je  fus  détachée  et  eus  tout  loisir  de
               réaliser que j’étais bien vivante, que l'opération tant attendue, tant espérée, qui devait faire de
               moi une femme à part entière, était terminée et qu’apparemment tout s’était bien passé.
               Trois jours après l’intervention, avant même de pouvoir marcher, je voulus appeler ma mère,
               lui dire que j’étais toujours là, que j’avais survécu à mon extraordinaire métamorphose. Je fus
               alors  conduite  en  fauteuil  roulant  par  l’infirmière  vers  la  seule  cabine  téléphonique  de  la
               clinique. Après avoir composé le numéro, tremblant de tous mes membres quand j’entendis la
               voix de ma mère, la gorge serrée par une sensation d'étouffement, je ne pus qu'articuler avec
               difficulté : « Voilà Maman, c’est fait ! ». Sans lâcher l'appareil, je restai à l’écoute de sa voix :
               comme elle semblait tout aussi émue que moi si ce n’était plus, je succombai hoquetante à un
               interminable sanglot. Un verrou cédait. Dans cette crise de pleurs, de soubresauts nerveux,
               irrépressible, s’exprimaient à l’état brut toutes les tensions, les peurs, tout ce que j’avais pris
               sur  moi  durant  toutes  ces  années  précédant  le  moment  fatidique  de  ma  renaissance,  pour
               affronter enfin cette intervention, dont le résultat final n’était même pas encore connu.

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