Page 92 - ROLAND-GLORIA-DIANE-ET-MOI_Neat
P. 92

annonce les catastrophes. Brusquement, il m’empoignait et me jetait avec violence hors du
               taxi  en  marche  et  roulant-boulant,  j’atterrissais  brutalement  sur  la  chaussée,  mon  corps
               complètement  désarticulé,  tel  un  pantin.  Je  me  réveillais  alors  difficilement,  bouleversée,
               angoissée, en sueur, le cœur palpitant à tout rompre.


               Chapitre 10




               Cassure et chute

               Quelquefois  j’allais  et  venais,  invitée  à  rejoindre un client  ici ou là dans une ville ou une
               autre, activité que je ne pratiquais qu’exceptionnellement pour des clients déjà rencontrés au
               studio. Un jour, rentrant chez moi plus tôt que prévu après un rendez-vous qui n’avait pas eu
               lieu, je reçus en pleine face, comme un bol d’acide, la brûlure de la trahison. Je trouvai Harry
               batifolant dans notre propre lit avec un beau garçon au corps de statue grecque. Le contrat
               était  rompu.  Jusque-là,  je  m’étais  montrée  très  philosophe  et  permissive  sur  les  virées
               nocturnes, les fréquentations et  les incartades de mon  compagnon, mais je n’entendais  pas
               voir le territoire de mon intimité souillé par une présence étrangère quelle qu'elle soit, de son
               côté  comme  du  mien.  Très  froidement,  j’invitai  manu  militari  l’intrus  à prendre  la  poudre
               d'escampette, puis, sous le coup du choc, je m’en pris à Harry, lui disant clairement, sur un
               ton ferme et sans équivoque : « Demain, tu n’es plus là, je ne veux plus te voir ici ! »
               Sûr  de  son  charme,  ne  réalisant  pas  que  le  sortilège  dont  j’avais  été  possédée  depuis  nos
               débuts amoureux venait de se délier, mon mentor déchu ne prit pas immédiatement la mesure
               de ma détermination. Lorsque le lendemain matin je l’invitai à déloger, il ne perdit toutefois
               pas le nord, mettant une condition et pas des moindres à son départ précipité. Le jour même, il
               embarquait  tout,  absolument  tout :  mes  deux  reptiles  qui  étaient  restés  avec  moi,  Jeko  &
               Tokaye, pour lesquels j’avais une affection toute particulière, les costumes et accessoires de
               mes spectacles, reliques scintillantes de mon passé auxquelles, allez savoir pourquoi, je tenais
               encore mais surtout, le compte en banque bien fourni qu’il avait toujours eu à son nom, et que
               j’avais  fait fructifier depuis  que j’exerçais ma nouvelle profession  de courtisane. Quand je
               voulus protester, il eut sous l’effet de la rage cette parole historique et peu courtoise, lapidaire
               et meurtrière, qu’il me lança froidement : « Tu as un trou, moi pas : tu auras tout loisir de te
               refaire  ! »  Financier  averti,  Harry,  même  s’il  avait  su  parfois  se  montrer  romantique  et
               gentleman,  n’était  plus  ce  jour-là  à  mes  yeux,  après  sa  phrase  assassine,  qu’un  primitif
               flibustier ! Il quitta les lieux, vert de rage, emportant avec lui le magot et une montagne de
               bagages pour se rendre, faute de mieux, en Hollande où vivait et vit toujours une importante
               diaspora juive au sein de laquelle il avait quelques contacts et amis proches. Je l’accompagnai
               tout de même à l’aéroport : tout au long du trajet, pas un mot, pas un regard croisé, ni de sa
               part ni de la mienne. Nous avions des têtes d'enterrement, comme si nous emmenions un mort
               à  son  ensevelissement.  A  l’aéroport,  après  l’enregistrement  des  ses  nombreux  bagages,  ce
               furent des adieux distants. Je vis Harry de dos passer la porte du contrôle douanier sans se
               retourner,  puis  il  se  perdit  dans  la  foule.  Je  rentrai  chez  moi  le  cœur  lourd,  en  larmes,
               comprenant qu’un autre pan de ma vie se refermait sur un terrible échec amoureux.
               Deux mois  plus  tard, j’apprendrais  avec une grande  tristesse la mort  de mes  deux  reptiles
               préférés, Jeko & Tokaye, qu’Harry avait emportés en pleine vitalité, qui avec moi, j’en suis
               certaine, auraient connu la longévité propre à leur espèce. De quoi étaient-ils morts ? Je ne le
               saurai jamais.




                                                                                                       92
   87   88   89   90   91   92   93   94   95   96   97