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Les tensions accumulées au cours des derniers mois de vie commune, la sensation que la
situation chavirait et que la barque coulait me tombèrent dessus comme la foudre sur le
clocher d’une église.
Anéantie, je réalisais pleinement qu’une période importante de ma vie se terminait : le rideau
du dernier acte de cette tragédie amoureuse tombait sur un décor endommagé, en ruines,
ravagé par la force du destin.
Je restai plusieurs jours cloîtrée chez moi, sans manger vraiment, m’alcoolisant, fumant
cigarette sur cigarette jusqu’à épuisement des stocks. Lorsque les volutes bleutées et les
vapeurs d’alcool, illusoire compagnie, furent dissipées, il me fallut bien affronter le monde
extérieur. Dépossédée de moi-même, sans un sou, je repris avec fatalisme ma place en haut du
Boulevard, attirant des messieurs toujours plus nombreux, clients aimantés par la beauté
d’une image que je me devais de présenter et dont l’essence profonde, les tribulations,
heureuses et malheureuses, présentes et passées, ne les concernaient pas.
Guérir d’Harry qui m’avait ensorcelée, possédée, façonnée, n’était pas facile. On ne répudie
pas impunément Merlin l’Enchanteur, celui-là même que l’on a désiré jusqu'à la folie, le
témoin instigateur des instants-clés d’une vie, complice de ses grands projets.
Pour survivre, je me noyai dans un tourbillon étourdissant, sortant en boîte chaque soir après
mes courtisaneries, embarquant avec moi des artistes qui me rappelaient ma propre vie passée.
Transsexuelles, homosexuels, toute une faune à l’identité chahutée peuplait mes soirées, sans
que je parvienne toutefois à combler les abysses dans lesquels, malgré ce dynamisme
trépidant, je glissais. Cherchant désespérément un hypothétique refuge dans les bulles de
champagne, comme j’aurais essayé de me dégager de l’emprise d’un monstre immonde, je
tentais, par mes activités désordonnées et frénétiques, d’exorciser un échec monumental et
révoltant.
Désorientée, je fis plusieurs allers retours en Hollande pour revoir Harry ne serait-ce que pour
un instant, une heure ou deux, ne sachant pas si je consommais une rupture ou ravivais un
indéfectible amour. Aujourd’hui encore, je me souviens très précisément de ces instants
électriques, magnétiques, incandescents, où sans qu’il le sache je l’attendais sous un porche
dans la complicité et le silence de la nuit. Le bruit sur les pavés des sabots que portait Harry,
sonorité investie d’attentes qui annonçait sa venue, me mettaient dans un état que je ne peux
décrire.
Feu d’artifice ou bombe meurtrière, cet amour toxique devait s’achever en une apothéose de
trois jours de corps à corps éperdus, étreintes passionnées jusqu’à l’épuisement. Sexe, haine,
amour, tendresse, tous les registres furent explorés à satiété. Lorsque la faim se faisait trop
impérieuse, comme deux damnés nous attrapions au hasard ce qui nous tombait sous la main,
sucré, salé, apéritif ou dessert, peu importait. Sur cette mise en scène orgiaque d’un chaos
intérieur déchirant planait la senteur voluptueuse et parfumée du haschich, label d’un pays qui
faisait de la décriminalisation des drogues un étendard.
Lorsque cette énergie pulsionnelle, nourrie par la souffrance, eut achevé de se consumer, que
le brasier fut éteint, la pièce, théâtre de nos ébats, avait des airs de désolation. Bouteilles
jetées çà et là, cendriers renversés, déchets en tous genres jonchaient le sol. Moi qui ai
toujours fait de la tenue un des axes de mon existence, j’étais effarée. Laissant derrière moi ce
désordre sismique faramineux, reflet de celui qui l’habitait, seule, je regagnai Genève.
Sur le plan financier, je vivais alors une période d’opulence : dépenses considérables pour ma
garde-robe, vrais et faux bijoux provenant de boutiques de marques. Mais on ne vit pas que
pour la façade, et celle-ci ne guérit pas tous les maux. Laminé, mon monde intérieur n’avait
pas résisté à ce nouvel assaut. Devenue cette fois-ci insomniaque chronique, je ne trouvais un
semblant de repos et de sommeil qu’à coup de pilules, calmants et somnifères de toutes sortes.
Il me restait un lien avec Harry : Bonny, petit yorkshire acheté en Belgique, sauvé d’une
animalerie mafieuse tenue par des trafiquants peu scrupuleux du bien-être des multiples races
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