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C'est seulement le 6 juillet, quatre jours après l’intervention, qu’Harry se hasarda à la clinique
pour prendre de mes nouvelles. Il arriva comme un grand seigneur, un immense bouquet de
fleurs à la main, l'air de rien, stoïque, mais tout de même très heureux que tout se soit bien
passé pour moi. Après quelques banalités au sujet de mon avenir, me gratifiant de ses
encouragements, au bout d’une heure à peine il prit congé, un peu gêné aux entournures,
prétextant un rendez-vous important. Durant les deux semaines de convalescence qui
suivirent, Harry vint bien une ou deux fois me rendre visite avec toujours un petit présent,
mais constamment pressé, ne s’attardant pas car phobique des hôpitaux, il me quittait assez
rapidement en m’encourageant sur les suites des soins. C’est donc toute seule que j’allais
devoir affronter les affres des contrecoups opératoires.
Un trafic incessant avait attiré mon attention. Des jeunes filles arrivaient le matin par cars
entiers et, en fin de journée, on les voyait, parfois complètement groggy, exsangues, le cœur
visiblement lourd, reprendre la route. Que se passait-il ? Lorsque je questionnai mon
entourage, je sentais une nette réticence, une gêne, sorte de glu morale qui mettait mal à l’aise
mes interlocutrices. Oui, la clinique Béatrix Hord vivait en grande partie du tourisme macabre
de l’avortement. A la chaîne et dans l’anonymat, des milliers de fœtus finissaient leur course
vers la vie, brûlés parmi les déchets médicaux. La prohibition qui sévissait dans de nombreux
pays nourrissait ce trafic, comme elle faisait fleurir les faiseuses d’anges, les interventions
pratiquées dans des conditions abominables et sordides, préludes à combien d’infections et de
stérilités, quand ce n’était pas à une issue plus définitive.
Un suspense compréhensible précéda l’enlèvement du pansement. La métamorphose tant
attendue tiendrait-elle ses promesses ? Lorsqu’il retira, avec des gestes professionnels et
patients, le premier pansement, le médecin laissa éclater son émerveillement, une franche
jubilation devant ce qu'il affirma représenter une totale réussite. Mais lorsqu’il retira la mèche
de gaze introduite à l'intérieur du néo-vagin pour éviter les adhérences et garder l'orifice
ouvert, une odeur pestilentielle envahit la chambre, me prenant à la gorge. Prosaïquement, je
pensai : « Ma chatte a dû pourrir. » Impatiente, je voulus en avoir le cœur net, examiner moi-
même cette partie de mon corps qui m’avait jusque-là créé tant de tracas. Je me munis donc
d'un miroir double-face. Penchée en avant, avec une appréhension palpable, j’examinai mon
entre-jambe. Ce que je vis manqua me faire défaillir. La zone stratégique semblait
complètement ravagée, sinistrée, détruite. J’apercevais des chairs boursouflées, un trou béant,
d’un noir violacé, à donner la nausée. L'image que me renvoyait le miroir faillit me faire
chavirer. Livide, je jetai un regard désespéré vers l'infirmière qui, paisiblement, avec une
assurance et un aplomb dont on ne pouvait pas douter, m’affirma que cette vision
spectaculaire n’était que provisoire, et que tout allait être parfait d'ici quelques semaines.
Dans ma précipitation, j’avais utilisé le côté grossissant du miroir, ce qui rendait encore plus
effrayantes les effarantes cicatrices, gonflées, meurtries, à vif, encore fraîchement suturées...
Puis le jour du départ arriva, précédé de l’émouvant défilé des pensionnaires qui me
souhaitaient bonne chance. Harry vint me chercher. J’étais encore empruntée dans ma
démarche. Durant les jours et semaines qui suivirent, j’appliquai rigoureusement les
consignes reçues du docteur. Un quart d’heure par jour, avec un dilatateur, sorte de « sextoy »
avant l’heure (appelé aussi bougie) qui permet la rééducation de la cavité vaginale, je
pratiquais des massages destinés à garder ouvert l’orifice si chèrement désiré.
Nous passâmes encore quelques semaines en Hollande. Sans anicroche, la cicatrisation suivait
son cours. Pendant trois à six mois, tout rapport sexuel fut proscrit. De retour en Suisse, nous
nous installâmes à Genève, dans un joli meublé proche de la rue du Cendrier. Depuis notre
rencontre, dès les débuts de notre vie commune, Harry tenait les cordons de la bourse,
planifiant les dépenses et organisant les détails de notre vie. Je ne manquais certes de rien,
mais ne savais même pas combien, jusque-là, j’avais pu gagner ni ce qu’il avait engrangé.
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