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d’animaux  d’origines  douteuses  (certaines  très  rares)  voués  à  la  vente  sans  contrôles  ni
               papiers. Cette pratique était à l’époque courante dans ce pays. J’y ai même vu des chimpanzés
               et des ocelots. Tous ces malheureux issus de trafics en tous genres étaient retenus captifs dans
               de toutes petites cages.
               Bonny, mon seul grand amour qui fut un compagnon fidèle, partagera quatorze ans de mon
               existence, et, dans l’incident qui va suivre, me sauvera la vie.
               Un soir, rentrée chez moi un peu plus ivre que d’habitude, j’absorbai mécaniquement, comme
               je le faisais chaque jour, saoule ou pas, un Rohypnol. Malgré mon état alcoolique avancé et le
               somnifère avalé, le sommeil se dérobait ; l’anéantissement de ma vie amoureuse, la solitude
               m’apparaissaient  plus  effrayants  que  d’habitude.  Au  fond  du  gouffre,  le  cœur  érodé,
               submergée par la peine, je voulais fuir juste pour un instant au moins cette réalité noire qui
               envahissait mes pensées. J’avalai un second cachet, puis sans doute un troisième et ainsi de
               suite. Et ce fut la délivrance, l’absence totale. Plus tard, dans un lit d’hôpital, j’émergeai du
               coma dans lequel j’avais plongé. J’aperçus, penché sur moi, le visage sérieux presque irréel
               d’un  beau  Noir  qui  me  tapotait  la  joue,  me  disant  gentiment  d’une  voix  très  douce :
               « Madame, réveillez-vous… ouvrez les yeux… réveillez-vous ! » Puis quand j’eus les yeux
               bien ouverts, il me dit encore : « Mais qu’est-ce que vous avez fait ? » Prenant conscience de
               mon environnement, je me sentis gênée au poignet gauche par un pansement qui me faisait
               souffrir. Stupéfaite, j’appris par le chirurgien, le beau Noir toujours penché sur moi, que je
               m’étais ouvert les veines avec une lame de rasoir, furieusement, à deux endroits, me tranchant
               profondément  les  tendons  du  poignet.  L’abus  d’alcool  et  de  Rohypnol  avait  dû  provoquer
               chez moi un état second, dopant sans doute mon désespoir dans mon inconscient. Le beau
               médecin à la peau d’ébène avait dû déployer toute sa virtuosité de chirurgien pour réparer la
               vilaine et profonde entaille qui laissera à vie, entre la jointure de la paume et du poignet de ma
               main gauche, une fine cicatrice. Je repris rapidement tous mes esprits et demandai au gentil
               docteur de me laisser rentrer chez moi. Une scène effroyable m’attendait : du sang maculait
               tout  mon  environnement,  théâtre  d’une  vraie  boucherie,  témoin  d’une  totale  confusion.
               Possédée par Dieu sait quels démons, j’avais dû totalement perdre le contrôle de moi-même.
               Avec  une  brutalité  sans  nom,  mes  limites  s’étaient  rompues.  Une  partie  de  moi  s’était
               effondrée et avait exprimé le refus désespéré d’une situation qui m’oppressait.
               Dans  les  jours  qui  suivirent,  j’appris  que  si  j’étais  encore  en  vie,  je  le  devais  à  Bonny  et
               Helena, une amie prostituée avec laquelle je travaillais à l’occasion, qui au matin du drame
               était venue, comme elle le faisait quelquefois, sonner chez moi, en vain. Insistante, Helena,
               l’oreille collée à la porte, avait entendu les aboiements plaintifs de Bonny, qui traduisaient
               quelque chose d’inhabituel. Elle savait que jamais je ne sortais sans mon chien ; alors à bout
               de ressources, inquiète pour moi, elle avait appelé la police, qui une fois sur les lieux avait
               défoncé la porte. Ensuite une ambulance appelée d’urgence m’avait emportée moribonde aux
               urgences de l’hôpital cantonal de Genève.
               Après ce feu d’artifice de désespoir et d’incertitude, mis en scène avec l’extraordinaire vitalité
               qui me permettra tout au long de ma vie mouvementée de toujours renaître de mes cendres, je
               fis nettoyer mon studio et restai deux ou trois jours à méditer sur mon sort pour me réorienter,
               m’affranchir de l’alcool, piège dans lequel je m’enlisais. Il fallait réduire mon train de vie
               devenu financièrement pesant en commençant par quitter l’appartement de la Rue Crespin. Je
               focalisai désormais toute mon énergie uniquement sur mon changement d’état civil. Je décidai
               de me consacrer à ce but, dont la procédure, longue et novatrice, avait été mise en route sitôt
               après  l’opération.  Il  s’agissait  tout  simplement…  de  déplacer  des  montagnes !  Dans  mon
               entourage,  personne  ne  croyait  à  ce  défi :  il  aurait  tout  au  plus  pour  résultat,  pensait-on,
               d’attirer médiatiquement une fois encore l’opprobre sur la famille, qui en avait déjà assez vu
               et  entendu  sur  mon  compte.  Infatigables,  ces  rapaces,  oiseaux  de  mauvais  augure,  ne  me
               lâchaient pas.

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