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A notre arrivée à Saint-Légier-La-Chiésaz, le petit groupe fellinien que nous formions fut reçu
               avant même d'entrer dans la mairie par une sympathique et imposante fonctionnaire, maire du
               petit village, une femme rondelette, débonnaire, souriante, débordant de gentillesse.
               Dans la petite salle préposée aux mariages, encadrés par nos témoins, ma mère et son mari,
               après  le  discours  officiel  d'usage,  nous  échangeâmes  symboliquement  nos  alliances  et
               prêtâmes serment. Ma mère, les yeux embués de larmes, songeait certainement au parcours
               incroyable  du  petit  Roland  qu’elle  avait  engendré,  né  garçon  sous  peine  de  mort,
               métamorphosé en femme fatale, en artiste à la vie tumultueuse, qui, ce jour-là, sous ses yeux
               ébahis,  convolait en justes  noces  sous  l’apparence d’une femme bon chic bon genre. Mais
               qu’en aurait pensé mon père ?
               A  la  fin  de  cette  très  courte  cérémonie,  nous  reçûmes  un  document  qui,  aujourd’hui,
               semblerait appartenir à un autre âge : un petit fascicule recouvert de toile verte, une des deux
               couleurs  de  l’écusson  vaudois.  Dans  ce  « Livret  de  Famille »  étaient  consignés,  dans  une
               calligraphie ronde que presque plus personne ne serait capable de nos jours de reproduire, la
               date de naissance et le nom des époux, ainsi que celui de nos parents, aux prénoms eux aussi
               d’une autre époque : Germaine, Liliane, Emilie, Rose…
               A  la  remise  de  ce  document,  j’en  signai  encore  un  autre,  déclarant  solennellement  aux
               autorités de mon pays mon intention de conserver ma nationalité suisse. Je me retrouvais par
               là-même avec une double citoyenneté.
               Pour bien marquer la philosophie de l’endroit, les indications administratives inscrites dans le
               livret de famille étaient précédées d’un texte de Charles-Ferdinand Ramuz, écrivain vaudois
               par  excellence,  décédé  l’année  de  ma  naissance.  Cet  écrit  de  trois  pages,  à  la  gloire  de  la
               solidité familiale, célébrait la tâche accomplie dans la solidarité et la sérénité par un vieux
               couple qui, depuis quarante ans, dans la fidélité, traversait une vie de devoir, avec courage et
               persévérance.  Le  mari  s’y  adressait  à  son  épouse,  la  gratifiant  de  paroles  reconnaissantes,
               exprimées avec amour et respect.
               Combien de jeunes mariés pourraient encore se reconnaître dans ce morceau d’anthologie ?
               Ne s’agissait-il pas d’un idéal révolu ? D’un message à la limite de l’ironie ? Pouvait-on une
               seconde imaginer qu’il préfigurât ce qui nous attendait, Fabien et moi ?
               « (…) Le temps de la vie est long, le jour des noces n’est qu’un jour… » Cette petite phrase,
               d’une douloureuse lucidité, n’aurait-elle pas suffi ?
               Certes, depuis l’époque où ce texte avait été pensé, le monde avait beaucoup changé. 1979 fut
               l’année  où,  en  Grande-Bretagne,  Margaret  Thatcher  accéda  au  poste  de  premier  ministre,
               qu’elle allait, dirigeant le pays d’une main de fer, occuper durant plus de dix ans. En Irak, le
               dictateur Saddam Hussein prenait les rênes du pays. En Afghanistan, l’intervention militaire
               soviétique débutait. En Centrafrique, Bokassa était renversé et au Nicaragua, la dictature de
               Somoza, en poste depuis 1967, connaissait le même sort.
               Après la consécration de notre union, le petit groupe rentra dans ses pénates et notre train-
               train, Fabien et moi, reprit son cours selon un plan on ne peut plus traditionnel : monsieur à
               l’extérieur  et  madame  à  la  maison.  Le  cabinet  prenait  de  l’ampleur,  acquérant  même  une
               certaine  notoriété,  et  ses  assises  se  consolidaient.  Peu  à  peu,  nous  nous  liâmes  à  quelques
               personnes de la région, dont Renée-Claude, qui deviendrait pour moi une amie indéfectible,
               une  complice,  mais  aussi  une  ennemie  de  mon  couple,  témoin  des  heurs  et  malheurs  qui
               allaient suivre.


               Sape psychologique

               Quelques mois seulement après notre mariage, après nous être juré l’un à l’autre d’être fidèles
               et de nous soutenir jusqu’à la fin de notre vie, dans les bons comme dans les mauvais jours,
               notre couple commença pourtant insidieusement à s’effriter malgré les vœux pieux auxquels

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