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nos deux personnalités furent vite les éléments incontournables de ce lieu que je voulais
original, à l'ambiance plus parisienne que savoyarde.
En peu de temps, Le Loup blanc fut connu et reconnu. Tous les soirs, dès l’heure de l’apéritif,
l’établissement était plein, bourdonnant d'activité. Une clientèle très variée, de tous horizons,
s’y pressait. Il arriva même qu'un soir, un beau voyou de passage débarqua inopinément, deux
pistolets à la ceinture. Ayant aperçu les armes, je l'expédiai les ranger dans sa voiture.
Stupéfait par cette tranquille audace, il exécuta gentiment l'ordre sans appel qui lui était
donné. En le servant, je repérai une troisième arme que je lui confisquai sans lui demander
son avis. Enveloppée dans une serviette, celle-ci ne fut rendue à son propriétaire qu’à sa
sortie. Chez moi, la confiance, la détente et la bienséance étaient sacrées. Il fallut aussi parfois
faire face à des Savoyards de souche venus intimider l’étrangère qui, selon eux, n’avait pas sa
place en ce lieu. Sans ménagement, avec autorité, les fâcheux furent invités à aller voir
ailleurs. Impressionnés par la détermination de cette sculpturale rousse en folie, ils battirent
en retraite et finirent même par devenir de très bons clients, fidèles piliers du Loup blanc.
Renée-Claude se souvient de m’avoir vue, alors qu’elle-même était occupée à la vaisselle,
empoigner un bonhomme bien plus grand que moi et l’expulser manu militari de
l'établissement, avec tout l'emportement dont j’étais capable quand j’étais énervée et que
quelqu’un me manquait d’égards. Un ou deux autres lascars furent traités de manière tout
aussi expéditive, spectaculaire et parfois surréaliste. Déterminée à me faire respecter, à
maintenir l'harmonie et l’ordre même à la force des poignets s’il le fallait, je disposais, à
portée de main, d’une matraque dont je n’hésitais pas à me servir en cas de besoin.
Au nombre des habitués des lieux, il y avait un restaurateur de renom, Jean de la Pipe,
homosexuel notoire, personnage haut en couleur. Cet homme qui m’avait offert
généreusement son amitié descendait régulièrement le soir après la fermeture de son
établissement situé au centre de la station du Praz de Lys. Cet établissement de caractère était
un typique chalet savoyard d’autrefois, à l’intérieur constitué de nombreux madriers en bois,
très beaux, et de toute une décoration rappelant l'ancien temps, bien avant que la station ne fût
connue comme telle. Jean de la Pipe débarquait chez moi toujours accompagné de son
personnel. Décédé en 2000, il contribua par son soutien et sa présence à la renommée de mon
auberge.
Une anecdote : quand Jean quittait le Loup Blanc, il octroyait à Renée-Claude (plus masculine
que féminine) un pourboire royal, lui lançant avec malice, un sourire aux lèvres : « Tiens,
Renée, ça… c’est pour tes collants ! »
Avec la popularité grandissante du Loup blanc, l'amour propre de Fabien en prit un coup !
Bourgeois malgré lui, sous ses airs décontractés et bon enfant qui jusque-là cachaient une
certaine perversité morale, il commençait à m’en vouloir d’avoir su réussir dans ma propre
voie avec autant d’aisance et une facilité presque incontestable. Ma liberté, mon autonomie,
ma prospérité, depuis quelque temps le désarçonnaient. Il aurait préféré me voir m’enliser
dans les affres délétères du désœuvrement, m’anémier, m’épaissir, me fondre dans la masse
du commun ou tout simplement, perdre mon âme pour mieux me manipuler. Toujours est-il
qu’il débarquait de plus en plus souvent au restaurant comme par hasard pendant le coup de
feu. Pour tout dire, sa présence insistante devenait une entrave à la bonne marche de cette
affaire en plein essor.
Le Loup blanc, qui représentait pour moi la quintessence de ma réussite et de mon autonomie
depuis notre installation en Haute Savoie, m’accaparait complètement. Finissant de travailler
tard dans la nuit, j’y dormais de plus en plus fréquemment ; souvent les week-ends, le
restaurant était noir de monde et fermait au petit matin.
Du fait de nos occupations différentes, un fossé se creusait insidieusement mais sûrement
entre Fabien et moi. Au fil de nos occupations totalement différentes, je prenais petit à petit
conscience que nous avions des convictions, des tempéraments, des aspirations totalement
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