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j’avais  construit  seule  avec  opiniâtreté.  Peut-être  était-il  même  devenu  jaloux  des  liens  de
               confiance  et  de  reconnaissance  que  j’avais  réussi  à  créer  si  difficilement  avec  ses  propres
               parents ?
               Prompte à tirer les conclusions qui s’imposaient, aussi douloureuses fussent-elles, au moment
               où je pris conscience du désastre dans lequel Fabien m'avait précipitée, je décidai purement et
               simplement de fermer l’établissement. Il me fallut un singulier courage pour tirer un trait sur
               ce qui aurait pu être une fabuleuse réussite, aussi bien pour lui que pour moi !
               Les  efforts  colossaux  accomplis  jour  après  jour  n'avaient  servi  à  rien…  Blessée  au  plus
               profond de moi-même, j’allais devoir à nouveau faire face à l'inconnu.
               Reconstruire, encore et toujours, en aurais-je la force ?
               Avec  l’aide  de  ma  fidèle  amie,  dans  le  courant  1982,  je  rangeai,  nettoyai,  liquidai  ce  qui
               devait  l’être,  et  recouvris  de  draps  blancs,  comme  on  recouvre  les  morts,  ce  mobilier  qui
               désormais  allait  être  laissé  à  l'abandon.  La  plupart  des  volatiles  furent  rapportés  à  leur
               vendeur.  Restait  le  superbe  coq  combattant  chinois,  celui-là  même  qui  m'avait  toujours
               attaquée, et dont personne ne voulait. Lâché dans la nature, il n'aurait sûrement pas survécu.
               Je me décidai, la mort dans l'âme, à lui trancher la tête. Munie d’une hache, je l’empoignai
               pour le décapiter. D'une main  tremblante, dans un premier temps,  je le manquai.  Estropié,
               l'animal déployait ses dernières forces. Cet assassinat, que j’aurais voulu net et décisif, aussi
               bref que possible, n’en finissait pas. A travers l'exécution de cet animal irréductible et fier,
               symboliquement peut-être, n’était-ce pas ma propre agonie que je mettais inconsciemment en
               scène, ainsi que celle du Loup blanc ?
               Le vent avait tourné. La série noire dont je ne me relèverais plus jamais venait de commencer.
               Elle  avait  débuté  par  la  fermeture  définitive  de  mon  restaurant.  Suivit,  juste  après,  la
               révélation d'une trahison de taille, elle aussi sur arrière-fond de mesquineries, d’embarras et
               de non-dits.
               Alors que je méditais sur mon avenir en buvant un petit café au bar de la place de St-Gy, je
               fus, avec force précautions, prise à partie par la propriétaire du bar que je connaissais bien.
               Embarrassée, consciente du caractère ravageur de l'information, Patricia m’annonça que mon
               mari me trompait. Au fond de moi, je l’avais toujours pressenti, mais comment me trompait-
               il ? Et avec qui ? Mystère. Je n'allais pas tarder à le savoir ! Fabien avait jeté son dévolu sur
               une très jeune femme des parages, déjà mère de trois enfants, tous de pères différents. Cette
               liaison  datait  probablement  de  l'ouverture  du  Loup  blanc.  Urbi  et  orbi,  la  nouvelle  élue
               annonçait, à qui voulait l'entendre, sa prochaine installation dans la maison de son amoureux.
               La brutale fracture infligée à mon cœur, soudain concentrée et amplifiée par cette révélation,
               me tétanisa. Avec une violence inouïe, je ressentis l’écho de toutes mes souffrances, de toutes
               mes pertes passées.
               D'un seul coup, je pris conscience de la raison évidente de toutes ces écœurantes manigances
               dont je pâtissais. Aussi, avec la méthode et la violence de ceux qui n’ont plus rien à perdre,
               j’allais réagir…
               La nuit précédant la dernière que j’allais passer avec Fabien se déroula dans une ambiance
               lourde et douloureuse, oppressante pour lui comme pour moi. Cette dernière confrontation, ce
               face  à  face,  je  l’aurais  voulu  sans  heurts,  souhaitant  juste  qu’il  réponde  clairement  à  mes
               questionnements,  mais  ce ne fut qu’un monologue sans réponses.  Face à lui, pas  à pas, je
               cherchai à lui soutirer la vérité. Aimait-il vraiment cette femme ? Voulait-il refaire sa vie avec
               elle ? Fallait-il que je disparaisse de sa vie ? Une explication franche et sans détours m’aurait
               certainement permis de tourner la page sans trop de dégâts. Mais je me trouvais devant un
               autiste profond muré dans le silence, un mollusque au mutisme impitoyable. Alcool, fumée et
               pilules  ne  faisaient  qu'augmenter  mon  désarroi  intérieur.  Au  petit  matin,  Fabien,  toujours
               aussi  insaisissable,  n’en  menait  pas  large  mais  n'avouait  toujours  rien,  fuyant  toutes  mes
               interrogations comme d’habitude. Quand il voulut bien ouvrir la bouche, ce fut uniquement

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