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en moins : je l’appelais « chéri » et lui, « ma chérie ». Les premiers jours, Harry écouta avec
               compassion le sombre récit de l’avant et après séparation d’avec mon mari, se montrant plein
               de sensibilité, de compréhension et d’attentions à mon égard, me rassurant et me comprenant.
               Mais  ce  déferlement  de  sollicitude  ne  faisait  pas  l’affaire  de  son  compagnon  avec  qui  je
               n’accrochais pas vraiment. Ce garçon ni beau ni laid, sans véritable prestance, était jaloux
               comme un pou ; sa possessivité maladive le poussait à des scènes de ménage dépourvues de
               fondement à tout propos, sous les prétextes les plus vétilleux.
               Par délicatesse pour Harry, qui m’avait accueillie avec tant de gentillesse, et pour éviter un
               nouveau  carnage,  je  décidai  de  louer  une  chambre  au  dernier  étage  de  l’un  des  nombreux
               hôtels meublés situés aux alentours de la Rembrandtplein, place qui à cette époque manquait
               pitoyablement  de  charme  mais  pas  de  bars  bruyants,  ni  de  coffee  shops.  La  statue  de
               Rembrandt  lui-même  ne  me  semblait  pas  à  sa  place :  était-ce  une  vue  de  mon  esprit  mal
               mené ? Je me retrouvais en plein cœur de la ville, à dix minutes en tramway de la gare, du
               musée historique et du marché aux fleurs qui, en été comme en hiver, qu’il pleuve, qu’il vente
               ou qu’il neige, est l’un des endroits les plus colorés de toute la ville. Les rues adjacentes à la
               Rembrandtplein regorgeaient d’échoppes, de restaurants turcs, pakistanais et indonésiens, de
               kebabs dont souvent l’hygiène laissait à désirer.
               Il fallait maintenant que je cherche à travailler. Dès le soir venu, je naviguais de bars en bars
               plus ou moins louches. Dans l’un d’eux, je me liai d’amitié avec un jeune Allemand venu à
               Amsterdam  pour  se  prostituer ;  Franz  était  bisexuel  et  assez  beau  garçon.  Il  avait  un  petit
               faible pour moi, mais je ne pouvais pas y répondre, n’ayant pas l’esprit au batifolage. J’étais
               pourtant sensible à ses élans amoureux qui me plaisaient car loin d’être insistants. Me sentant
               seule comme lui, j’appréciais sa compagnie. Lorsque dans ma petite chambre le vague à l’âme
               s’emparait  de  moi,  nous  avions  convenu  d’un  code :  je  déployais  à  ma  fenêtre  un  foulard
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               rouge lui indiquant  qu’il pouvait venir passer un moment  avec moi  après  ses  passes . En
               toute amitié, comme deux adolescents à la dérive, nous nous réconfortions de tout et de rien.
               Un  jour  il  arriva  que,  ne  voyant  plus  l'étendard,  Franz,  inquiet  de  l’absence  prolongée  du
               foulard, prévint Harry, qu'il connaissait. Après s’être concertés, ces messieurs vinrent donc
               tambouriner à la porte de la chambre où je m'étais installée. L’oreille collée à la porte, ils
               n’obtenaient pas de réponse ; seuls quelques gémissements leur parvenaient. Franz défonça la
               porte  d’un  coup  d’épaule  et  se  retrouva  le  premier  devant  un  spectacle  difficile  à  décrire.
               Complètement  nue,  je  gisais  à  terre,  exsangue,  moribonde,  les  lèvres  boursouflées,  d’une
               couleur tirant vers le bleu violet, gonflées au point que la lèvre supérieure recouvrait toute une
               partie de mon nez et formait comme une excroissance violacée qui m’empêchait de respirer
               correctement. Depuis plusieurs jours, je macérais dans mes vomissures et excréments. Autour
               de moi, tout était collant, gluant, souillé, maculé de mes déjections, du sol au plafond. De ce
               dépotoir  dans  lequel  j’agonisais  émanait  une  odeur  pestilentielle  et  insoutenable  de
               décomposition. Déjà passablement affaiblie par les épreuves dévastatrices subies juste avant
               mon départ de Haute Savoie, j’avais sans doute dû manger un kebab avarié acheté dans l’une
               des  échoppes  du  quartier.  Ce  plat  à  base  de  viande  grillée  d'origine  orientale  contenait
               certainement une ou plusieurs salmonelles ou listéria, bactéries qui une fois ingurgitées eurent
               l’effet de la nitroglycérine, propre à tuer un pachyderme !
               Epouvanté et au grand dam de son ami, Harry me reprit chez lui. Je n’étais plus qu’une loque
               défigurée et puante, entre la vie et la mort. L’ami d’Harry, épouvanté lui aussi par mon aspect
               désagrégé, eut pitié de moi et contre toute attente m’accepta lui aussi sans faire de difficulté.
               Les deux hommes appelèrent un médecin, et grâce aux injections, aux comprimés et au repos
               prescrit,  sous  l’intensive  et  bienveillante  surveillance  d’Harry  et  de  son  ami,  je  réussis  à
               reprendre  des  forces  et  à  me  remettre  sur  pied.  L'heure  de  mon  trépas  n'étant  pas  encore


               21  Relation sexuelle tarifée, généralement rapide.
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