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quel  état  allais-je  retrouver  ma  maison,  abandonnée  depuis  plusieurs  mois  déjà  à  la
               responsabilité de Fabien ?
               Un hiver avait passé. A la faveur du printemps, végétaux et animaux se réveillaient, à l’appel
               de la vie. Ancienne maîtresse des lieux, j’allais découvrir un spectacle consternant. Comme le
               Château  de  la  Belle  au  Bois  Dormant,  Le  Loup  blanc  se  trouvait  maintenant  cerné  de
               buissons, envahi de ronces et d'herbes hautes qui en obstruaient l'entrée. En ouvrant la porte,
               Renée-Claude  et  moi,  muettes,  marquâmes  un  mouvement  de  recul.  Une  odeur  de  moisi
               presque insoutenable nous prit à la gorge. Spontanément et en chœur, nous eûmes alors  la
               même  exclamation  tonitruante :  « Oh  merde  alors ! »  Pas  une  seule  fois,  depuis  mon
               mémorable et houleux départ, Fabien n’était venu, comme il me l’avait pourtant promis, aérer
               le restaurant destiné à être vendu.
               Rongé par l’humidité, le mobilier était devenu inutilisable : tout était à jeter. Une seule saison
               de négligence avait eu raison de la jolie décoration réalisée avec art, amour et enthousiasme.
               Une  fois  encore,  le  destin  m’offrait  l’occasion  de  méditer  sur  l’impermanence  des  choses,
               l’inéluctable fragilité de tout ce que je construisais.
               Comme  souvent  dans  les  moments  où  tout  semblait  perdu,  une  idée  fulgurante  me  vint  à
               l’esprit : pourquoi ne pas vendre la licence d’exploitation de l’établissement ? Cette parade
               me  permettrait  de  financer  des  travaux  de  transformation  pour  convertir  le  Loup  blanc  en
               maison d'habitation dont je ferais ma résidence principale. Ne sachant plus que faire ni où
               aller depuis mon retour d’Amsterdam, je m’accrochai fermement à cette idée.
               Forcée  à  une  détermination  qu’inspirait  mon  désespoir,  je  m’employai,  dans  les  jours  qui
               suivirent,  à  mettre  ce  projet  à  exécution.  Après  quelques  virées  et  coups  de  téléphone
               exploratoires, je dénichai finalement l’oiseau rare qui, en échange de la licence, exécuterait
               très rapidement les travaux nécessaires à mon installation. Tout le rez-de-chaussée allait être
               transformé.
               La petite salle à manger de l'ex-restaurant fut vidée entièrement de ses tables et chaises pour
               devenir  ma  chambre  à  coucher.  Juste  à  côté,  le  bar  qui  avait  vu  défiler  tant  de  clients  fut
               abattu,  laissant  place  à  un  bel  espace  consacré  à  la  cuisine.  On  ne  toucha  pas  au  grand
               fourneau Godin, chapeauté de sa hotte de cuivre, en place depuis l'achat du Loup blanc, qui
               fut  facilement  nettoyé  et  remis  à  neuf.  Une  belle  et  solide  table  de  bois  massif  et  quatre
               chaises  marquèrent  le  centre  de  cet  espace,  cuisine  montagnarde  pleine  de  caractère.  La
               grande salle du fond fut elle aussi complètement vidée, transformée en un vaste salon pourvu
               d’une  imposante  cheminée.  L'étage  supérieur  de  la  maison  servit  de  débarras  pour  tout  ce
               dont, momentanément, je n’avais pas besoin. Une fois les travaux menés et assez rapidement
               achevés, l'endroit était devenu tout à fait agréable. En dépit des bouleversements tout récents
               qui  chahutaient  encore  mon  cœur,  j’espérais  couler  dans  cette  toute  nouvelle  habitation
               repensée  et  réhabilitée  des  jours  tranquilles  et  heureux.  Avec  mon  inépuisable  vitalité,  je
               reprenais peu à peu courage et confiance  en moi, m’installant dans ce que j’appelais « ma
               cabane au Canada ». Mais mon installation dans la région et dans cette maison nouvellement
               rénovée ne fut pas forcément vue d’un bon œil par tout le monde.
               Il  fallait  encore  traduire  en  termes  juridiques  la  rupture  officielle  du  contrat  qui  me  liait
               toujours à Fabien. Que je le veuille ou non, je restais son épouse. Le 6 octobre 1982, une
               séparation de corps et de biens fut entérinée par la justice. Aux termes de ce jugement, Fabien
               reprenait à lui seul la maison de St-Gy et je devenais seule propriétaire du Loup blanc.
               A trente-cinq ans, déjà trop vieille pour le spectacle, - j’avais caressé pourtant l’idée de le
               reprendre -, je me restructurais comme je le pouvais, trop lasse pour entreprendre quoi que ce
               fût  de  consistant  avec  le  feu  sacré  qui  m’animait  jadis  dans  toute  entreprise.  Je  laissais
               derrière moi l’idée farfelue de me produire à nouveau dans un quelconque cabaret ; d’ailleurs,
               beaucoup n’existaient même plus.
               Je devais maintenant quoi qu’il arrive continuer à vivre et subvenir à mes besoins.

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