Page 122 - ROLAND-GLORIA-DIANE-ET-MOI_Neat
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A  ce  carrefour  de  ma  vie,  j’aurais  sans  doute  fait  mien  ce  terrible  ressenti  de  mon  amie
               Grisélidis, dont je vous parlerai plus loin. « Il n’y a qu’un battement de paupières entre la vie
               et la mort, qu’un léger souffle, un soupir. (…) Seule la vie est féroce, insatiable, sans pitié ni
               compassion. On marche, on trébuche à la cravache ! La beauté, tout ce qui enchante, séduit,
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               caresse, nous éclaire, nous éblouit, se paye de contorsions épouvantables ! »
               Loin  de  tout,  talonnée  par  le  dénuement,  je  pris  ma  décision.  La  mort  dans  l'âme,  je  me
               rabattis, faute de mieux, sur les trottoirs des Pâquis, louant à la journée une chambre dans un
               hôtel de passe miteux, Le Vénitien. Ce fut affreusement laborieux, difficile et douloureux de
               renouer  avec  cette  activité,  qui  n’était  plus  celle  d’une  covergirl  de  luxe  mais  celle  d’une
               prostituée de trottoir, mon seul moyen immédiat de survivre.
                Les conditions n’avaient rien de commun avec celles connues à Champel, dans les années 75-
               76. Tarifs de misère et humiliations, il fallait en passer par là, après ma brève apothéose aux
               côtés d’un homme qui ne m’avait portée au zénith que pour mieux me jeter dans le gouffre.
               Le  soir  précédant  le  drame  qui  bouleversa  définitivement  et  à  tout  jamais  ma  vie,  il  était
               environ vingt heures trente  quand j’arrivai dans cette rue toujours très  sombre des  Pâquis,
               consacrée  depuis  la  nuit  des  temps  à  la  prostitution  de  trottoir.  Seules  quelques  enseignes
               multicolores de bars, restaurants et hôtels, éclairaient faiblement, de leur lumière sourde, cette
               rue étroite et courte.
               A cette heure, ce jour-là, seules une ou deux filles faisaient les cent pas, allant et venant pour
               se  réchauffer.  En  ce  soir  glacial  de  février,  on  grelottait.  J’étais  emmitouflée  dans  mon
               manteau de vison couleur chocolat, nonchalamment appuyée contre une façade, ma longue et
               généreuse  chevelure  aux  couleurs  d’automne  toujours  aussi  flamboyante  tombant  sur  mes
               épaules. Je faisais davantage penser à une bourgeoise qui aurait un peu forcé sur le maquillage
               qu’à une putain attendant le client au coin de la rue. De mon regard que l’on disait puissant,
               énigmatique,  à  la  fois  triste  et  malicieux,  je  scrutais  les  allées  et  venues  des  habitués  du
               quartier. Qui aurait pu penser que cette créature élégante et sophistiquée, perchée sur de hauts
               talons, habitait un refuge de montagne et avait vécu mille vies avant d’en arriver là ?
               Ce soir-là je fis plusieurs passes, combien exactement je ne sais plus. Le dernier client parti,
               je restai un moment seule dans cette chambre de fonction sinistre et sans âme. Je pris le temps
               de rassembler mon maquillage, les indispensables préservatifs, la boîte de kleenex et mon gel
               vaginal, matériel que chaque soir j’emportais avec moi. Figée là, rivée sur place alors que je
               m’apprêtais à quitter ce lieu que je détestais, je restai droite et immobile un bon moment, à
               considérer mon visage outrageusement fardé et fatigué que me renvoyait le reflet du miroir
               accroché  au-dessus  du  petit  lavabo  de  céramique  blanc,  duquel  comme  tétanisée  je  ne
               décrochais pas mon regard. Un frisson me parcourut de la tête aux pieds, sensation qui me fit
               me ressaisir. Incommensurablement lasse, je rassemblai mes forces, puis quittai cette chambre
               aussi lugubre que la chambre mortuaire d’un établissement hospitalier. Il devait être trois ou
               quatre heures du matin lorsque le vent froid de cette aube de février pas comme les autres
               gifla mon visage. D’un pas pressé, je me dirigeai vers ma voiture. Le jour n’était pas encore
               levé, une aurore grise presque noire, glaciale, enveloppait la ville quand je quittai Genève que
               je traversai à vive allure, en direction de la France voisine.
               A  mi-parcours,  près  de  la  maison  de  St-Gy  qui  avait  été  la  mienne,  je  ressentis,  comme
               chaque fois que je passais par là, un poids qui me compressait la poitrine, une infinie douleur.
               C’est que dans cette demeure apparemment  comme les autres, j’avais  laissé mon âme, qui
               avait été broyée en même temps que les objets voués à une spectaculaire dislocation…
               Quand  j’arrivai  enfin  chez  moi,  dans  ma  « cabane  au  Canada »,  le  jour  était  presque
               complètement levé.




               23  REAL G ; Les sphinx, Verticales/Phase deux, Paris 2006 p. 111.
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