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A ce carrefour de ma vie, j’aurais sans doute fait mien ce terrible ressenti de mon amie
Grisélidis, dont je vous parlerai plus loin. « Il n’y a qu’un battement de paupières entre la vie
et la mort, qu’un léger souffle, un soupir. (…) Seule la vie est féroce, insatiable, sans pitié ni
compassion. On marche, on trébuche à la cravache ! La beauté, tout ce qui enchante, séduit,
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caresse, nous éclaire, nous éblouit, se paye de contorsions épouvantables ! »
Loin de tout, talonnée par le dénuement, je pris ma décision. La mort dans l'âme, je me
rabattis, faute de mieux, sur les trottoirs des Pâquis, louant à la journée une chambre dans un
hôtel de passe miteux, Le Vénitien. Ce fut affreusement laborieux, difficile et douloureux de
renouer avec cette activité, qui n’était plus celle d’une covergirl de luxe mais celle d’une
prostituée de trottoir, mon seul moyen immédiat de survivre.
Les conditions n’avaient rien de commun avec celles connues à Champel, dans les années 75-
76. Tarifs de misère et humiliations, il fallait en passer par là, après ma brève apothéose aux
côtés d’un homme qui ne m’avait portée au zénith que pour mieux me jeter dans le gouffre.
Le soir précédant le drame qui bouleversa définitivement et à tout jamais ma vie, il était
environ vingt heures trente quand j’arrivai dans cette rue toujours très sombre des Pâquis,
consacrée depuis la nuit des temps à la prostitution de trottoir. Seules quelques enseignes
multicolores de bars, restaurants et hôtels, éclairaient faiblement, de leur lumière sourde, cette
rue étroite et courte.
A cette heure, ce jour-là, seules une ou deux filles faisaient les cent pas, allant et venant pour
se réchauffer. En ce soir glacial de février, on grelottait. J’étais emmitouflée dans mon
manteau de vison couleur chocolat, nonchalamment appuyée contre une façade, ma longue et
généreuse chevelure aux couleurs d’automne toujours aussi flamboyante tombant sur mes
épaules. Je faisais davantage penser à une bourgeoise qui aurait un peu forcé sur le maquillage
qu’à une putain attendant le client au coin de la rue. De mon regard que l’on disait puissant,
énigmatique, à la fois triste et malicieux, je scrutais les allées et venues des habitués du
quartier. Qui aurait pu penser que cette créature élégante et sophistiquée, perchée sur de hauts
talons, habitait un refuge de montagne et avait vécu mille vies avant d’en arriver là ?
Ce soir-là je fis plusieurs passes, combien exactement je ne sais plus. Le dernier client parti,
je restai un moment seule dans cette chambre de fonction sinistre et sans âme. Je pris le temps
de rassembler mon maquillage, les indispensables préservatifs, la boîte de kleenex et mon gel
vaginal, matériel que chaque soir j’emportais avec moi. Figée là, rivée sur place alors que je
m’apprêtais à quitter ce lieu que je détestais, je restai droite et immobile un bon moment, à
considérer mon visage outrageusement fardé et fatigué que me renvoyait le reflet du miroir
accroché au-dessus du petit lavabo de céramique blanc, duquel comme tétanisée je ne
décrochais pas mon regard. Un frisson me parcourut de la tête aux pieds, sensation qui me fit
me ressaisir. Incommensurablement lasse, je rassemblai mes forces, puis quittai cette chambre
aussi lugubre que la chambre mortuaire d’un établissement hospitalier. Il devait être trois ou
quatre heures du matin lorsque le vent froid de cette aube de février pas comme les autres
gifla mon visage. D’un pas pressé, je me dirigeai vers ma voiture. Le jour n’était pas encore
levé, une aurore grise presque noire, glaciale, enveloppait la ville quand je quittai Genève que
je traversai à vive allure, en direction de la France voisine.
A mi-parcours, près de la maison de St-Gy qui avait été la mienne, je ressentis, comme
chaque fois que je passais par là, un poids qui me compressait la poitrine, une infinie douleur.
C’est que dans cette demeure apparemment comme les autres, j’avais laissé mon âme, qui
avait été broyée en même temps que les objets voués à une spectaculaire dislocation…
Quand j’arrivai enfin chez moi, dans ma « cabane au Canada », le jour était presque
complètement levé.
23 REAL G ; Les sphinx, Verticales/Phase deux, Paris 2006 p. 111.
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