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J’étais attendue à l’hôtel de bord de mer Fleur d’Epée du Gosier, situé au bord d'une plage de
               sable  blanc  ombragée  de  cocotiers,  un  petit  coin  de  paradis.  A  7  km  de  Pointe-à-Pitre,  le
               Gosier est l’une des trois stations balnéaires de Grande-Terre ; on y trouve la majorité des
               hôtels de l’île ainsi que des boîtes de nuit. Voyageuse solitaire dans ce cadre magnifique, je ne
               savais pas encore que j’allais focaliser involontairement l'attention sur moi. Restée dès mon
               arrivée  plusieurs  jours  confinée  dans  ma  chambre, recroquevillée  sur  moi-même,  le  cœur
               abîmé, je restai des heures durant claquemurée dans mes pensées. De ma terrasse, je perdais
               mon  regard  sur  l’horizon  du  ciel  bleu  qui  rejoignait  cette  mer  tout  aussi  bleue  que  lui.
               J’attendais que le soir tombe presque d’un coup, comme souvent sous ces latitudes, pour voir
               ce bleu s’assombrir et se parer délicatement de couleurs ; le rouge vermillon dominait alors
               sur le jaune or flamboyant au moment du coucher de soleil. Je restais là somnolente jusqu’aux
               premières lueurs de l'aube et quand parfois le vent du large se levait et qu’il me réveillait, je
               songeais qu’il emportait à jamais mes douleurs avec lui.
               Dès mes premières sorties au sein de l’hôtel, mon attitude, qui me démarquait de la clientèle
               habituelle,  engendra  toutes  sortes  de  questions  intrusives.  Lassée  de  ces  ingérences  peu
               courtoises  et  trop  curieuses  à  mon  goût,  je  louai  une  petite  voiture  pour  m'échapper  et
               parcourir l’île en toute liberté. Je visitai la Grande-Terre et la Basse-Terre, les terres voisines,
               Marie-Galante, l'archipel des Saintes et La Désirade.
               Je fus vite déçue, en dehors des hôtels de rêve, par la saleté des plages pourtant paradisiaques
               qui longent le littoral, pratiquement toutes laissées à l’abandon. Déçue aussi, en dehors des
               propriétés  clôturées  appartenant  à  de  riches  locaux,  par  l’architecture  des  maisons,  peu
               originales et souvent décrépies, alors que j’étais venue chercher du dépaysement, oublier les
               flammes de l’enfer. Moi qui me réjouissais de contempler une large variété de faune et de
               fleurs tropicales, je ne trouvai au cours de mes excursions que quelques rares fleurs exotiques
               qu’il fallait bien chercher pour les apercevoir, ainsi que quelques bougainvilliers ornant des
               façades  de  maisons  en  bois  rabougri.  Bien  sûr,  j’étendis  mon  corps  sur  le  sable  chaud  de
               quelques plages façonnées spécialement pour les riches et les visiteurs de tout pays. Bien sûr,
               je  fis  de  la  plongée,  laissant  l’infini  des  couleurs  et  des  formes  marines  impressionner  et
               caresser mes sens. Et bien sûr aussi que, finalement, toutes ces images créées artificiellement,
               douces, apaisantes, réparatrices, agissaient comme un baume sur mon esprit dévasté.
               Une fois ou deux, je m’aventurai  seule dans  certains  restaurants  locaux  des  bords de mer,
               dans  lesquels,  perplexe,  je  sentis  nettement  s’abattre  sur  moi  le  regard  méprisant  d’une
               clientèle  locale  de  noirs  nantis,  dont  le  racisme  à  peine  voilé  valait  bien  celui  des
               colonialistes.
               De  cette  évasion  tropicale,  je  revins  avec  quelques  pierres  précieuses  acquises  dans  des
               conditions  romanesques  par  le  truchement  d’un  amant  noir  d’un  soir ;  cet  homme  laissa
               imprégnés pour longtemps sur ma peau laiteuse des parfums exotiques forts et musqués, que
               j’ai cru un temps incrustés sur ma peau à jamais. Sans rien connaître en matière de gemmes et
               sur les conseils avisés de mon béguin noir d’un soir, je rapporterais toutefois à mon retour sur
               le continent  un superbe  grenat  véritable et  deux authentiques  saphirs, d’un  bleu cachemire
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               éblouissant .










               25  Les plus beaux saphirs, d’un bleu bluet, se trouvent en effet au Cachemire. En joaillerie, on parle de bleu
               cachemire.

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