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Chapitre 18
Mettre les voiles
Pour m’affranchir et vivre libre dans ce qui me tiendrait lieu de maison, je revendis tout ce
que depuis le sinistre j’avais difficilement réacquis : voiture, télévision, magnétoscope, bijoux
et quelques meubles… Moi qui n’avais qu'une toute petite expérience de la mer, je me mis en
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quête d’un voilier. A Saint-Mandrier-sur-Mer , je fis l’acquisition d’un Cotre de 9 mètres 08.
Cette embarcation confortable, à la coque très large, d’une extrême solidité, était volontiers
qualifiée d’insubmersible. Le bateau comprenait un poste complet de pilotage automatique et
téléphone par satellite. Son intérieur était agencé autour d’un grand carré, la salle commune,
avec un coin cuisine et un coin douche. À l’arrière, deux cabines et à l’avant, une autre
cabine, belle et spacieuse, réservée au skipper.
Rien ne fut laissé au hasard. Je changeais de peau et me donnais les moyens de réussir. J’avais
troqué mon élégante garde-robe contre des vêtements marins de circonstance. La France
vivait sous l’ère Mitterrand une période de contrôle particulièrement tatillonne, qui interdisait
de sortir du pays plus de dix mille francs de l'époque ; je cachai donc des liasses importantes
de billets sous les lambris du bateau, qu’il fallut remplir de victuailles avant le grand départ
sous des cieux encore inconnus.
Par minitel, j’avais recruté un skipper dans une agence spécialisée. Au lieu du beau marin au
teint hâlé, à la plastique de statue grecque que l'agence m’avait fait miroiter sur photo, je vis
arriver sur le quai un quadragénaire épais, plus que grassouillet. Cette consternante masse
graisseuse qui se présentait à moi m’inspira un incommensurable dégoût que j’eus du mal à
dissimuler. Le contrat signé, dépitée de m'être fait rouler, prise au dépourvu et n'ayant plus le
temps de faire marche arrière, je laissai la mort dans l’âme le gros ventru embarquer et
prendre possession de ma cabine à l’avant du bateau, la plus spacieuse, réservée généralement
aux propriétaires, au capitaine ou au skipper en chef. La merveilleuse croisière de rêve que
j’avais imaginée commençait dans une ambiance plutôt tendue et, pour l'heure, ne promettait
rien de merveilleux !
Le premier soir à bord, j’essayais d'oublier ma déconvenue dans l’alcool, tout en espérant
qu'au cours de mes prochaines escales, j’arriverais à trouver un autre skipper, plus à mon
goût.
Cet homme que je ne connaissais pas et moi … n’avions rien à partager. Et pourtant, nous
allions devoir vivre plusieurs mois d’intimité forcée, dans à peine quinze mètres carrés.
Heureusement, la parfaite connaissance de la mer et du milieu marin de ce skipper peu
attrayant, son professionnalisme pleinement adapté aux circonstances allaient toutefois en
faire un coéquipier solide sur lequel je pourrais, malgré tout, me reposer en toute sécurité.
Peut-être même réussirait-il à me faire oublier son physique ingrat au profit de ses
connaissances de la mer et de sa diversité ? Faute de pouvoir roucouler la tête posée sur
l’épaule de cet homme peu ragoûtant, j’en apprendrais toutefois l’art compliqué des nœuds
marins, le vocabulaire spécifique des matelots, et toutes sortes d'usages consacrés par la
communauté particulière des gens de la mer, en bref leurs us et coutumes.
Notre duo hétéroclite leva l’ancre et les voiles pour faire cap sur les îles d’Hyères, aussi
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appelées Îles d'Or, et leur archipel de quatre îles françaises. Puis ce serait l’île du Levant,
27 Commune du Var située sur la presqu'île de Saint-Mandrier, à l'extrémité sud de la petite rade de Toulon.
28 Située au large du département du Var, face à la Corniche des Maures.
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