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J’avais caressé l’espoir que cette traversée effacerait mon chagrin, l’évacuerait, l’exorciserait.
Mais malgré les grands moyens que j’avais déployés, il me fallut renoncer à cette illusion.
Enfoui, enkysté, tapi comme une tumeur dans mes entrailles, il était incurable, latent,
vaguement masqué, mais il restait là. Désormais, il me faudrait vivre avec cette mutilation qui
faisait partie de moi au même titre que ma démarche, ma magnifique chevelure, ce regard que
l’on disait intense et direct qui, tant de fois, avait subjugué hommes et femmes.
L’été touchait à sa fin. Un jour que je préparais à manger, je sentis dans mon dos la présence
massive et le souffle court de mon skipper, au summum de l’excitation. Sans un mot, il
m’empoigna brutalement. Cet assaut, qui me dégoûta autant que me dégoûtait le physique de
son auteur, me mit hors de moi. Vigoureusement repoussé, ce gros mâle frustré depuis des
mois eut droit à un énoncé rapide et précis des circonstances dans lesquelles et pour lesquelles
j’avais pris la mer. Il ne put que piteusement se rendre à l’évidence que je n’étais pas
d’humeur à folâtrer, ce qui le mortifia. Dès ce moment, il se montra odieux, faisant un
généreux étalage des diverses facettes et manifestations de sa mauvaise humeur. Emmuré
dans son dépit, il refusait aussi bien de répondre à mes questions que d’accomplir ce que je
demandais. Face à cette grève perlée, je cherchai en vain un remplaçant.
C’est dans ces circonstances amères que mon aventure maritime allait toucher à sa fin. En
automne, le Cotre accosta à Barcelone où, pour une bouchée de pain, je le revendis et licenciai
mon skipper.
Seule dans la ville de Gaudi, je renouai avec le milieu de la nuit, m’enivrai des danses des
gitans et des trilles des guitares. Les sous-sols des tavernes locales n’eurent bientôt plus de
secrets pour moi. En me promenant sur Las Ramblas, qui le soir venu grouillaient d'une faune
interlope très particulière, j’assistai même à des bagarres d'une violence phénoménale entre
travestis et transsexuels, vivier que j’avais toujours évité de côtoyer. Sans conviction, je vécus
une ou deux aventures que je savais pertinemment sans lendemain. Seule dans ce pays dont je
ne maîtrisais pas la langue, je pris le parti de remonter la Côte, au volant d’une voiture de
location. Perpignan, Montpellier, Marseille, et enfin Paris, ville des mille lumières et de mes
toutes premières pérégrinations. Je m’installai dans cette capitale que j’aimais tant, qui
m'attirait toujours comme un aimant, comme un amant ensorceleur, dans un petit hôtel
populaire du XVIe arrondissement, pour marquer un temps d'arrêt.
Chapitre 19
Face à moi-même
Mes finances au plus bas, j’allais désormais devoir assurer mes arrières, mon quotidien,
assumer seule toutes les contingences pratiques d'une vie banale, sans, pour l'instant, la
moindre perspective d'avenir si ce n’était la prostitution. En prévision de ce futur incertain, je
profitai de mon séjour parisien et de mes derniers deniers pour m'offrir une nouvelle garde-
robe. Je confiai aussi ma dentition, qui commençait à avoir grand besoin de soins, à un
spécialiste des implants, ce qui m'obligea à entrer en clinique pour y subir une chirurgie
lourde de plusieurs semaines. Ce fut aussi l'occasion d'une petite intervention pour agrandir
mon nez, qui était mignon, mais devenu au fil des années trop petit à mon goût. Il dénaturait
mon visage qui, avec le temps et les tracas que la vie m’avait imposés jusque-là, s'émaciait
disgracieusement. Cette opération ne fut malheureusement pas une réussite à la hauteur de
mes espérances car elle laissa légèrement de travers l’arête de mon nouveau nez agrandi. Ce
ne fut pas de gaîté de cœur que je me soumis à ces interventions ruineuses et douloureuses,
mais je me devais de présenter un extérieur pimpant, avenant et affriolant, si je voulais
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