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espèce de dogmatisme idiot, le médecin de famille s’était opposé jusque là à l’usage de la
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               morphine ,  sous  prétexte  que  cela  bloquait  les  voies  digestives.  Dérisoire  naïveté :  ses
               viscères  saccagés  par  le  cancer  étaient  de  toute  façon  bel  et  bien  immobilisés,  labourés,
               ravagés au point qu’elle ne pouvait plus rien avaler. Seule la morphine pouvait encore mettre
               un  illusoire  écran  entre  cette  réalité  et  la  délivrance  qui  en  découlerait.  Exaspérée  par
               l’intransigeance  dépourvue  de  sens  du  médecin  et  de  son  entourage,  je  fus  intraitable.  Je
               récriminai,  tonitruai,  exigeant  la  délivrance  du  produit  apaisant.  Dès  la  première  dose
               administrée, la morphine calma immédiatement les souffrances incommensurables qu'endurait
               depuis plusieurs semaines ma mère à bout de forces. Avec l’augmentation quotidienne des
               doses du produit bienfaisant, doucement mais sûrement, elle passa paisiblement dans un autre
               monde,  au  seuil  de  l'Eternité,  que  seuls  ceux  qui  y  sont  plongés  pourraient  nous  conter.
               Massages  et  manipulations  pour  prévenir  les  escarres,  humidification  de  la  bouche :  mes
               sœurs  et  moi  faisions  l’impossible  pour  atténuer  ses  souffrances.  Certains  membres  de  la
               famille  voulurent  capituler  et  l’hospitaliser  à  tout  prix,  pensant  qu’elle  n'en  finissait  pas
               d'agoniser. C'était sans compter sur moi, l’enfant terrible, la honte de la famille, celle dont on
               ignora  même  la  présence  tout  au  long  de  cet  accompagnement  funèbre  et  douloureux.  Je
               veillai  au  respect  du  serment  fait  à  ma  mère  et  m'opposai  parfois  violemment  à  toute
               hospitalisation.
               Lorsque je sentis l’imminence de l’envol dont on ne revient pas, allongée tout contre elle,
               mon  corps  contre  le  sien,  je  me  mis  à  lui  raconter  des  histoires  chimériques  de  jardins
               merveilleux, de senteurs raffinées, d’êtres éblouissants de beauté, fantasmagorie qui faisait le
               pont  entre  la  terre  et  le  paradis.  En  lui  fredonnant  à  voix  basse  des  chansons  douces,  je
               conduisis celle qui m’avait donné le jour vers des rivages paisibles, radieux et rédempteurs.
               Arriva la nuit fatidique que je sentis être la dernière. Cette nuit-là, le pasteur vint prier au
               chevet de la mourante. Pour la toute dernière fois, avec l'aide du Saint-Esprit ou de Dieu sait
               quelles  forces  mystérieuses,  ma  mère  écarta  les  bras,  ouvrit  les  yeux  puis  regarda  les
               personnes  présentes,  l’une  après  l’autre,  et  esquissa  un  doux  sourire  avant  de  se  laisser
               retomber en arrière, happée par un sommeil dont elle ne se réveillerait plus.
               Peu  après  cette  scène  émouvante  et  un  dernier  baiser  à  l’endormie,  je  rentrai  chez  moi,
               certaine  que  je  ne  reverrais  jamais  plus  ma  mère,  ni  morte  ni  vivante.  Octobre  débutait  à
               peine. Il faisait froid mais pas trop. J’arrivai pourtant chez moi complètement gelée : était-ce
               d'avoir côtoyé la mort déjà présente ? A peine avais-je franchi la porte de mon appartement
               que le téléphone sonna : « Maman est morte ! », m’annonçait entre deux sanglots ma sœur
               Marie-Madeleine. Sans un mot, elle raccrocha. Pour ma mère, le chemin douloureux vers la
               liberté avait duré le temps d’un été.
               Sollicitée pour participer à la mise en bière, je me cabrai. Ce refus désespéré suscita une fois
               de plus l'incompréhension au sein de ma famille, ce qui ne me surprit pas plus que ça. Je ne
               contemplerais pas ma mère trépassée : c’était au-delà de mes forces. La vue du cadavre de
               celle  qui  m'avait  si  souvent  soutenue,  accompagnée,  récupérée  dans  des  conditions  parfois
               incongrues, représentait pour moi le tabou absolu. Il fallait, pour survivre à cette épreuve, que
               je garde le souvenir de ma mère endormie, que je sente encore et pour toujours sa chaleur, son
               odeur, ses dernières respirations, ce souffle faible et saccadé contre ma joue, ultime caresse
               avant la séparation définitive, en ce matin fatidique du 8 octobre 1987.
               Cette période très particulière qui sépare la mort de l’enterrement, je la vécus seule, affrontant
               ma douleur repliée sur moi-même, retranchée de cette communauté où j’étais de toute façon
               une étrangère. Depuis le brusque départ de mon père, je n’avais pas passé un seul jour sans
               penser à la mort, la mienne comme celle des êtres qui m’étaient chers.



               30  Morphine vient du mot grec qui désigne le dieu du sommeil et des rêves.

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