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avais  eu  l'idée  de  cet  intermède  musical,  offert  comme  un  dernier  cadeau  précieux  à  ma
               maman.  Mais  je  restai  muette,  la  gorge  trop  serrée,  étranglée  par  le  chagrin.  A  la  fin  de
               l’Alléluia de Schubert, malgré tout superbement interprété par l'usurpatrice, ce fut au tour du
               pasteur de prononcer le sermon qui allait relier ma mère à l’au-delà. Je ne participai pas aux
               honneurs.
               Beaucoup de familles redoutent ce moment qu’elles perçoivent comme très difficile à vivre. Il
               faut cependant se rappeler que c’est l’occasion pour beaucoup d’amis, de parents indirects, «
               de donner quittance » de leur présence : ils savent ainsi que la famille a « pris note » de leur
               présence  et  de  leur  sympathie.  En  général,  le  défilé  devant  la  famille  alignée  en  rang
               d’oignons se fait sans s’arrêter ni serrer les mains.
               Pendant  le  temps  des  honneurs,  je  fis  en  sorte  que  ma  voiture  soit  la  première  du  convoi
               funéraire à suivre le corbillard. Arrivée au cimetière, je n’avais aucune envie d'être approchée
               par qui que ce fût, de parler, de fournir des précisions sur ma vie, de satisfaire une curiosité
               dans laquelle n'entrait pas que de la bienveillance. Les importuns allaient tous être poliment
               éconduits par mon chauffeur.
               L'assemblée  suivit  le  cercueil,  que  les  croque-morts  déposèrent  sur  des  lattes  de  bois,  au-
               dessus de la fosse. Le petit groupe de proches, rassemblé tout autour de la bière, écouta le
               pasteur prononcer une dernière bénédiction, puis la foule se dissipa. Je restai seule, laissant
               éclater  mon  chagrin,  m’effondrant  littéralement  sur  le  cercueil.  Cette  manifestation
               irrépressible,  vue  de  loin  par  mes  sœurs,  leur  inspira  des  commentaires  une  fois  de  plus
               désobligeants. La cérémonie terminée, je rentrai directement chez moi.
               Le surlendemain des solennités d’adieu, je demandai à l’une de mes sœurs si je pouvais voir
               les  lettres  de  condoléances.  Une  boîte  à  chaussures  pleine  d'enveloppes  contenant  les
               messages  de sympathie  me fut remise :  cent  lettres, peut-être plus,  que je passai  en revue.
               Paroles sublimes et platitudes, cette moisson de témoignages était à l’image de l’humanité.
               Voisins, amis, parents éloignés, ceux que l’on avait croisés hier et ceux dont on n’avait plus
               de nouvelles depuis  longtemps :  l’entourage de  ma mère défilait sous  mes  yeux,  faire-part
               après  faire-part.  Etrangement,  mystérieusement,  incroyablement,  la  dernière  enveloppe,
               totalement fermée, était vierge de toute inscription. Lorsque je l’eus ouverte avec le coupe-
               papier, un billet de vingt francs me tomba sur les genoux. Etait-ce un hasard ? Un signe de
               l'au-delà ? Toujours est-il que je frissonnai, submergée par l’émotion : ma mère avait pour
               habitude  depuis  toujours,  lorsqu’elle  m’écrivait,  de  glisser  dans  l’enveloppe  de  toutes  ses
               correspondances… un billet de vingt francs.


               Chapitre 21



               Nouveau rêve fracassé

               Alors que le film Les Ailes du Désir, de Wim Wenders, sortait en salle, je vivais une période
               de vide, de repli, de léthargie, consécutive à l’extrême tension qui avait marqué l’année 1987.
               A  quarante  ans  passés,  j’éprouvais  simultanément  un  sentiment  inconnu  jusque-là  :  une
               curieuse impression de liberté et d’apaisement mêlée de tristesse. Pendant tant d’années, je
               m’étais fait du souci pour ma mère, perpétuellement tiraillée face aux rapports difficiles que
               j’entretenais avec mes sœurs, et si démunie face aux coups du sort. Désormais, je n'avais plus
               aucun compte à rendre à quiconque. Incontestablement, une page très importante et précieuse
               de ma vie se tournait.
               Mes  relations  avec  Renato  viraient  au  pensum  et  devenaient  de  plus  en  plus  laborieuses.
               Même le chèque plutôt coquet qu'il me remettait chaque fin de mois ne me satisfaisait plus.

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