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dialecte,  langue  populaire  mâtinée  de  berbère,  que  même  les  Moyen-Orientaux  peinent  à
               comprendre. Bien entendu, je ne saisissais pas un traître mot de ce qui se jouait. Même lors de
               mon unique sortie au souk, on ne me lâcha pas d’une semelle. Au bout de quelques jours, je
               fus astreinte à un régime carcéral digne des harems d'antan, et pour la seconde fois en moins
               d’un mois, je pris la poudre d’escampette.
               Alors  que  j’étais  venue  chercher  sécurité  et  refuge,  j’avais  enduré  coup  sur  coup  deux
               expériences  qui  portaient  atteinte  à  des  valeurs  intangibles  :  mon  autonomie  et  ma  liberté
               d'action.  Peu  douée  pour  les  compromissions  et  les  pesanteurs  qui  régissent  la  vie  d’une
               bonne épouse arabe, j’allais tirer un trait sur cette ultime échappatoire, au prix proprement
               exorbitant. Adieu l'Orient et ses mystères, adieu le contrat mirifique qui accompagnait le faux
               mariage, adieu ce que j’avais attendu avec ferveur comme une délivrance !
               Rien ni personne ne me contraindrait à quoi que ce soit. Au point où j’en étais arrivée, s'il le
               fallait, j’étais prête à renoncer à tout, sauf à la liberté. Le 28 juillet 1991, je rentrai en Suisse,
               sans aucun but précis.


               Chapitre 23



               Repli

               A Genève où je retrouvai Renato, remis tant bien que mal de son opération à cœur ouvert, je
               louai un minuscule studio. J’assumais mon existence comme je le pouvais, gérant au mieux le
               quotidien.  Un  jour,  une  voisine  m’apporta  un  article  de  la  Feuille  des  Avis  officiels,  qui
               annonçait  la  faillite  de  l'entreprise  de  construction  de  mon  protecteur  financier,  ou  plutôt
               imposteur pourrait-on dire, dont j’étais censée être l'une des employées.  Dans la foulée, je
               découvris le caractère factice des fiches de paye que me remettait chaque mois Renato depuis
               plusieurs années. Dans ce décor en miettes, déserté par l’amour, la prospérité et la chance,
               j’appris encore que la maladie de la légitime épouse, présumée clouée au fond d'un lit pour le
               restant de ses jours, n'était en fait qu'un énorme mensonge. La dame, qui en réalité était en
               parfaite forme, n’hésita pas à débarquer chez moi. Elle m’informa de ses démarches pour que
               je  ne  puisse  bénéficier  d'aucune  prestation  puisque  je n’avais  jamais  été  formellement
               déclarée par la société pour laquelle j'étais supposée travailler. Je n’aurais donc aucun droit, ni
               chômage,  ni  rang  privilégié  dans  la  faillite,  ni  prise  en  charge.  Après  ces  révélations
               dévastatrices, comment me retourner ? Comment poursuivre ma route ? Décidément, ce que la
               vie me donnait d’une main, elle me le reprenait de l’autre…
               A  l'approche  de  la  cinquantaine,  allais-je  démissionner,  jeter  l’éponge,  rendre  les  armes,
               irrémédiablement  passer  dans  l'autre  monde  ?  Durant  des  jours  j’hésitai,  ruminai,  prête  à
               mettre  fin,  une  bonne  fois  pour  toutes,  à  cette  existence  qui  m'avait  usée,  jetée  à  terre.
               Psychiquement et physiquement, j’avais été laminée par les volte-face de ces lendemains si
               réels et néanmoins insaisissables, déloyaux. L’empreinte de ces années de lutte, de hauts et de
               bas,  se  faisait  durement  sentir,  marquant  mon  visage  comme  mon  corps.  Après  toutes  ces
               tribulations,  révélations,  déceptions,  trahisons,  une  longue  dépression,  douloureuse  et
               paralysante, eut enfin raison de moi.
               J’avais été terrassée par un destin trop versatile qui s’était finalement refermé sur moi comme
               une  mâchoire  d'acier.  Acculée  par  la  nécessité,  amputée  de  mes  espoirs,  privée  de  tout
               soutien, je renouai avec le métier de courtisane de juillet 1991 au printemps 1992.
               Les temps avaient changé et l’édifice de la prostitution « propre en ordre », spécifique à la
               Suisse  d'autrefois,  commençait  à  se  lézarder.  Les  premiers  contingents  d’Africaines,
               Brésiliennes,  Sud-Américaines  et  Asiatiques,  toxicomanes,  avaient  envahi  le  pavé,  au

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