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concédait  aucune  chance  de  me  relever,  j’allais,  aux  abois  comme  un  malfrat  en  cavale,
               frustrée, désabusée, trouver néanmoins l'énergie d'un dernier soubresaut.
               Ne  me  restaient  en  poche  qu'un  passeport  tout  neuf,  mon  identité  de  célibataire  et  ma
               nationalité suisse. Pour changer d'air, je décidai de me rendre une nouvelle fois au Maroc.
               De loin en loin, je recevais encore épisodiquement des nouvelles de la prostituée marocaine
               rencontrée à Casablanca dans les années 1970, établie depuis en Italie, à Florence. Cette amie
               avait eu un fils et les années avaient passé. Né d’une relation avec un client allemand, l’enfant
               de la honte vivait à Casablanca dans une certaine aisance, en grande partie grâce à sa maman.
               Il était même devenu directeur d'une grande banque de l’endroit. Musulman très pratiquant,
               Hassan, tout comme sa mère, avait gardé contact avec moi. Le rêve de ce garçon, depuis lors
               marié et père de deux enfants, était de pouvoir un jour envoyer ses rejetons dans un collège
               suisse.  Pour  ce  faire,  il  m’avait  à  maintes  reprises  proposé,  peu  après  mon  divorce,  de
               m'épouser à titre fictif, le statut de deuxième femme étant légal au Maroc. En échange de ce
               mariage, je pourrais résider dans ce pays, où je bénéficierais d’une rente me permettant de me
               fondre dans  le quotidien d’une Marocaine anonyme, pour y finir mes  jours entre peinture,
               musique,  sculpture  et  farniente.  Après  tout,  cette  proposition  tombait  à  pic !  A  l’affût  de
               nouveaux  repères,  revenue  de  tout,  sans  perspectives  dans  mon  propre  pays,  je  décidai
               d'accepter la proposition. Changer de continent, disparaître, mettre des milliers de kilomètres
               entre moi et ce passé encore tout proche, si lourd, si brûlant, ne me déplaisait pas vraiment.
               Je  devais  donc  me  rendre  à  Casablanca,  où  je  n’imaginais  pas  débarquer  sans  un  sou  en
               poche, bien décidée à conserver coûte que coûte ce minimum d’autonomie sans lequel je ne
               pouvais tout simplement pas exister. Nécessité fait loi, c’est bien connu. Une nuit avant le
               départ,  un  coup  de  folie  et  d’audace  allait  me  procurer  le  nécessaire.  Sachant  comptés  les
               jours  de  ma  carte  de  crédit,  et  mes  créanciers  dédommagés  par  tout  ce  que  j’avais  laissé
               derrière moi, j’allais résoudre le problème en lui tordant le cou en beauté, la pressant comme
               un citron jusqu'à la dernière goutte, pour n'en laisser que le zeste. Comme une cambrioleuse,
               le cœur battant, passée dans une autre dimension, sans plus rien à perdre, j’écumai cette nuit-
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               là les bancomates  de la Savoie, leur extirpant quelques centaines de francs par-ci, quelques
               milliers  par-là,  comme  j’aurais  scalpé,  pelé  jusqu’au  dernier  lambeau  de  chair  un  ennemi.
               L’étreinte du besoin décuplait mon ardeur. Si un automate refusait de me servir, qu’à cela ne
               tienne, j’en essayais un autre en faisant très attention de ne pas me faire avaler ma carte. C’est
               ainsi  que  je  sévis  dans  toute  la  région,  accomplissant  une  razzia,  réparation  à  mon
               humiliation. Cette course folle me permit d’acquérir de quoi voir venir, ainsi que mon billet
               pour Casablanca, ville vers laquelle je m’envolai le 30 juin 1991.
               A peine débarquée d'avion, je sentis, à l'atmosphère qui régnait autour de moi, que le Maroc
               de  ma  jeunesse  avait  disparu,  transformé  par  ses  mutations  successives.  La  mouvance
               islamiste avait gagné du terrain, la haine de l’Occident aussi. Dans la rue, une Européenne, de
               surcroît  seule  en  dehors  des  villes  et  des  lieux  touristiques,  marchant  paisiblement  la  tête
               découverte, s'attirait des regards chargés d’hostilité, criants de frustration agressive, de désir
               ardent  mais  refoulé,  de  culpabilité  assassine.  Aux  alentours  des  mosquées  où  parfois  je
               m’aventurais, crachats et insultes fusaient, comme si la simple présence d’une femme vêtue à
               l’occidentale et dépourvue de chaperon représentait une souillure.
               C’est donc dans un climat relativement oppressant que j’arrivai dans la famille de cet homme
               que j’avais autrefois connu enfant, et qui maintenant, vingt ans plus tard, m’accueillait chez
               lui  en  père  de  famille.  Dès  que  j’eus  déposé  mes  bagages,  juste  après  les  cérémonies
               orientales  de  bienvenue,  je  sentis  une  gêne  s'abattre  sur  moi.  Très  attaché  aux  rites  de  sa
               religion, Hassan, d’une quinzaine d’années mon cadet, vivait au rythme de ses cinq prières



               31  Désigne en Suisse les distributeurs automatiques de billets.

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