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années  2000  par  des  réseaux  mafieux  venus  des  Balkans.  Ces  réseaux  sont  extrêmement
               puissants, dangereux et même insaisissables.
               Longtemps,  nous  nous  vouvoyâmes,  avant  de  partager  une  amitié  totalement  exempte  de
               conventions. Cette relation incroyable prit crescendo une intensité extravagante, ravageuse,
               parfois même jusqu'à l'exténuation. Mais elle fut aussi remplie de bonheurs fous, de partages
               aussi  bien  politiques  que  culturels,  de  rires  et  d’affection :  une  relation  faite  de  respect  et
               d’admiration  mutuelle  malgré  nos  différences.  «  Il  faut  se  ressembler  un  peu  pour  se
               comprendre, mais il faut être un peu différent pour s'aimer. » Paul Géraldy

               Bouillantes créatures, nous allions nous côtoyer plus d’une trentaine d’années. Seule sa mort,
               survenue au petit matin du 31 mai 2005, mit un terme à notre tandem le mois où les fleurs
               volent au vent hors des vergers fleuris.
               Artistes dans l’âme, le corps et les tripes, éprises toutes deux de liberté et particulièrement
               bousculées par la vie, nous nous trouvâmes plus d’un terrain d’échanges fertiles : littérature,
               peinture, musique et politique, face à laquelle nous nous situions, à première vue en tout cas,
               aux  antipodes  l’une  de  l’autre.  J’étais  éblouie  par  la  culture,  la  fougue  et  la  sensibilité
               clairvoyante  de  Grisélidis,  dont  les  goûts  se  révélèrent  rapidement  complémentaires  aux
               miens, situation prometteuse d’un enrichissement mutuel, extraordinairement stimulant.
               Lorsqu’elle s’adressait à moi ou qu’elle parlait de moi, Grisélidis utilisait toujours le prénom
               Diane. Ce n’est qu’en 1996 qu’elle s’en expliqua, avec humour, dans une lettre : « Il m’est
               impossible de t’appeler  Peggy,  je trouve  ça trop désuet,  trop  con, trop  fade,  et  ce  nom  de
               vieille anglaise à la retraite ne te correspond en RIEN, c’est comme si on appelait un cheval
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               de race « Lisette » !! (Ou Lolotte…) »
               Notre osmose culturelle se traduisait par de nombreuses sorties : théâtre, cinéma, expositions
               de peinture. C'est là que, par le truchement de Grisélidis, je fis la connaissance de Françoise
               Courvoisier, fan absolue et inconditionnelle des écrits de mon amie et directrice du Théâtre de
               Poche, qui, bien plus tard, mettrait en scène La passe imaginaire et bien d’autres pièces dont,
               entre  autres,  Les  Combats  d’une  reine  avec  comme  comédienne  principale  la  formidable
               Judith Magre, de son vrai nom Simone Dupuis.
               Lors de nos sorties, après les représentations, les soirées se poursuivaient, immanquablement
               très arrosées. Définitivement  revenue des  élans  que peut  offrir Bacchus, je les subissais  la
               mort dans l’âme, lui reprochant quelquefois avec virulence ces pensums qui n’en finissaient
               plus, toutefois pas suffisamment dissuasive pour qu’elle y renonçât ! Il fallait que je hausse le
               ton, menaçant de la laisser en plan, pour que Grisélidis, gouailleuse et titubante, daigne tout
               en m’invectivant s’arracher à cette assemblée de peintres, poètes, musiciens, acteurs pour la
               plupart portés sur la bouteille, milieu où elle évoluait avec jubilation et délectation.
               En matière de prostitution, nous savions toutes deux de quoi nous parlions, et pourtant, nos
               vues  sur  l’exercice  du  plus  vieux  métier  du  monde  divergeaient  du  tout  au  tout.  Cette
               opposition  -  une  de  plus,  qui  mérite  qu’on  s’y  arrête  -  débouchait  sur  des  discussions
               endiablées, où chacune défendait ardemment ses positions. Je visais le haut de gamme, une
               clientèle nantie et parfumée, vêtue de cachemire et de linge fin, pleine d’égards et si possible
               cultivée.
               Grisélidis, pour sa part, se situait à l'opposé, littéralement  galvanisée par un misérabilisme
               dont je n’ai jamais vraiment réussi à percer le mystère. Effarée, je voyais dans cette volonté
               revendiquée  à  cor  et  à  cri  de  satisfaire  le  restant  de  la  colère  de  Dieu,  un  avilissement
               incompréhensible, difficile à concilier avec son érudition, son intelligence et sa sensibilité.
               Grisélidis aurait-elle eu quelque chose à expier ? Pour ma part, je pense sincèrement que oui.
               Percevait-elle  vraiment  la  prostitution  comme  un  sauvetage,  une  action  humanitaire ?  Que


               37  Lettre de Grisélidis Réal à Peggy Guex du 4 juin 1996.
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