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A  sa  mort,  ce  pauvre  Gipsy  King  fut  incinéré  et  moi,  réquisitionnée  pour  aller  avec  elle
               enterrer ses cendres sur le haut d’une falaise au bord du Rhône, sous une pousse de lychee
               qu’elle avait apportée. Peu après cette cérémonie, elle m’écrivait dans une longue lettre datée
               du  12  avril  1996,  alors  que  j’étais  en  Italie  du  Sud,  dans  les  Pouilles,  les  réprimandes
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               suivantes : « Aujourd’hui nous  avons marché deux heures au soleil, au bord du Rhône. Je
               suis allée revoir mes malheureux  lychees  assassinés  par ta faute sous  lesquels  repose mon
               Gipsy  King,  ils  s’accrochent  à  la  vie,  et  refont  de  toutes  petites  feuilles  duveteuses  à  leur
               sommet, le  reste  du  tronc  est  totalement  nu,  ils  sont  entourés  d’une  barrière  de  branches
               mortes  dures  que  j’ai  enfoncées  autour  d’eux  pour  les  défendre.  Depuis  personne  n’y  a
               touché. Ils sont donc victorieux de la méchanceté humaine. »
               La pièce attenante à la chambre du stupre et de la fornication était consacrée aux archives
               pléthoriques du « Centre International de Documentation sur la Prostitution ». Entassés, les
               dossiers  touchaient  le  plafond.  Dans  cet  espace  consacré  à  « la  révolution »  trônait  une
               monumentale  photocopieuse,  véritable  bras  droit  de  Grisélidis,  accessoire  indispensable,
               humanisé par sa propriétaire, dont les pannes, assimilées à des caprices humains, la mettaient
               dans  un  état  de  fureur  homérique.  Cette  pièce  représentait  le  temple  de  l’action  militante,
               sacerdoce de cette femme toujours prête à se mobiliser contre l’injustice. Ce fouillis animé
               donnait sur une église, ce qui faisait dire à Grisélidis : « Dieu me voit jusque sur mon bidet. »
               Elle quitta définitivement son petit bordel, si bohème et négligé, original et formidablement
               chaleureux, sous le regard inquisiteur de Dieu. Après avoir remué et charrié des mètres cubes
               de  livres,  Grisélidis  s'installa  officiellement  en  1994  dans  son  appartement  du  Bouchet.
               Jusque-là, depuis plusieurs années, ce lieu destiné à la peinture, à l'écriture et à son cercle
               d'amis intimes, avait été tenu secret. Ce changement radical de vie, elle l'avait pourtant, sur
               des années, minutieusement et laborieusement mis au point.
               Elle qui avait pourtant chanté les vertus de la mise au vert ne mit à exécution aucun de ses
               projets pourtant tant de fois évoqués et, après à peine deux petites années passées dans cet
               appartement  spacieux,  clair  et  bien  rangé,  sombra  rapidement  dans  une  nostalgie  et  une
               dépression  sans  remède,  qualifiant  le  Bouchet  « d’endroit  où  la  déprime  est  reine  et
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               indétrônable. »  Durant toute cette période, je fis d'incessants allers et retours, supportant tant
               bien que mal ses humeurs de plus en plus ronchonnes, acariâtres et acerbes, la voyant dépérir
               à  vue  d'œil.  J’écoutais  des  heures  durant,  patiemment,  les  récriminations  que  Grisélidis
               déversait inlassablement sur moi, se vengeant de son propre échec. Elle fustigeait notamment
               les bourgeoises du quartier, ces femmes qu'elle croisait régulièrement lors de ses promenades
               avec ses deux chihuahuas Dizzy et Django, successeurs de son glorifié Gipsy King. À ses
               yeux,  ces  citadines  étaient  « toutes  des  connes  ordinaires,  sans  vécu  et  tout  simplement
               inintéressantes. » Pour elle, retourner dans ses chers Pâquis tournait à l'obsession. Ce quartier
               où elle avait passé tant d'années, son atmosphère particulière, ses putes, et même ses vieux
               clients,  lui  manquaient  désespérément.  C'est  ainsi  qu'elle  finit  par  prendre  la  décision,  en
               février  1996,  de  revenir  vivre  à  un  jet  de  pierre  de  son  ancien  petit  bordel  de  la  Rue  de
               Neuchâtel. Ce quartier était et resta, jusqu'à la fin de sa vie, sa raison de vivre.
               Ce  déménagement  provoqua  à  nouveau  un  branle-bas  de  combat  comme  de  nouvelles
               occasions  de  nous  affronter.  J’étais  depuis  peu  rentrée  à  Genève  et,  tout  au  long  de  cette
               entreprise  épuisante,  de  multiples  et  mémorables  engueulades  eurent  lieu  entre  nous.
               L'aménagement du nouveau logement de Grisélidis, Rue de Berne, représenta pour moi une
               prise de tête, une épopée épique épuisante. Dans cet appartement, seules l'entrée et la cuisine
               fraîchement  repeinte  d'un  orange  puissant  et  criard  restèrent  accessibles  et  rangées,
               contrairement  aux  deux  autres  pièces,  salon  et  chambre  à  coucher,  qui,  elles,  prirent  vite
               l'aspect  de dépotoirs indescriptibles. Tout  y était amoncelé dans un désordre  inexprimable.

                 Elle, Dizzy et Django,  ses deux chihuahuas.
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               42  Lettre de Grisélidis Réal à Yvonne Bercher du 5 janvier 1996.
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