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               différentes  civilisations,  cultures  et  croyances  religieuses.   Ce  n'est  qu'en  1860,  dans  un
               contexte troublé, que la population vota à l'unanimité l'union avec l'Italie. On raconte que le
               banditisme aurait laissé une forte empreinte dans la région.
               A Surano, je retrouvai cette architecture symbolisant la rencontre de l'Occident et de l'Orient
               qui  m’a  toujours  fascinée,  et  aussi  ces  fameuses  « trulli »  d'Alberobello,  dont  l'origine
               remonte au XVIe siècle, ces petites maisons de pierre sèche en forme de ruches, typiques de
               l’endroit, qui m’ont inspiré plusieurs toiles. Je me délectais aussi de cette convivialité propre
               au sud, qui se traduit jusque dans l’aménagement de l’espace : patios communs à plusieurs
               demeures, remplis de pots de fleurs de toutes sortes, de différentes tailles, serrés les uns contre
               les autres, venelles intimes où l’on voit passer des chats faméliques et silencieux comme des
               spectres, qui lentement rasent les murs, la queue droite comme un I.
               Entourée de compagnons qui eux ne trahissent jamais, nous aiment uniquement pour ce que
               nous  sommes,  j’acquis  en  plus  deux  poissons  rouges  japonais  aux  couleurs  intenses,  aux
               longues  queues  voilées,  dont  le  ballet  aquatique  d’une  grâce  infinie  avait  pour  don  de
               m’apaiser.  Je  m’occupais  le  mieux  possible  des  nombreux  petits  chiens  bâtards  pelés  et
               abandonnés à eux-mêmes. Je récupérai même un petit chaton femelle en piteux état, trouvé en
               plein milieu d’une route principale menant à Castro, petit village du bord de mer, prêt à finir
               écrasé sous les roues de l’un de ces nombreux chauffards du sud de l'Italie. Cette rescapée à la
               longévité  extraordinaire  m’accompagnerait  à  mon  retour  à  Genève.  Grisélidis  alla  même
               jusqu’à la qualifier d’aristocratique et l’aima passionnément !
               Une fois l'imposant portail de fer franchi et refermé derrière moi, une voûte de style roman de
               très  belles  proportions,  recouverte  d'une  chaux  bleutée,  signalait  mon  patio,  cour  centrale
               intérieure  de  ma  demeure  dont  les  plafonds  étaient  eux  aussi  en  forme  de  voûtes  étoilées.
               Dans cette maison fraîche, aux murs épais, je m'isolais avec délectation pendant les heures
               chaudes. Simple, aéré et de bon goût, mon intérieur reflétait la nitescence de ma recherche.
               Et  comme  il  était  écrit  que  ma  vie  ne  serait  jamais  simple,  dans  ce  cadre  idyllique,  une
               monumentale voisine lesbienne, « l'Hippopotame », comme la surnommait Grisélidis, tomba
               éperdument  amoureuse  de  moi.  Elle  buvait  comme  de  l’hydromel  chacun  de  mes  soupirs,
               devançant chacun de mes désirs, me couvant, comme Renée-Claude l’avait fait une quinzaine
               d’années  auparavant.  Heureusement,  cette  attention  obsessionnelle,  monomaniaque,  n’allait
               pas  entraver  ma  créativité  foisonnante,  élan  trop  longtemps  bridé,  inspiration  qui  allait
               exploser, s’exprimant par les techniques les plus variées. Fusain, pastel, peinture à l’huile, à
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               l’acrylique, sculptures sur pierre lecchese , et terres cuites : j’allais explorer les arcanes de
               mon  imaginaire.  Tableaux  figuratifs  ou  projections  abstraites,  chaque  œuvre  était  unique,
               reflétant  une  parcelle  de  mon  vécu  ou  de  mes  aspirations  d’artiste  affranchie  de  toute
               contrainte.
               Mon  imagination  se  déployait  dans  toutes  les  directions.  Autoportrait  baigné  de  larmes,
               soufflé  plus  par  une  atmosphère  que  par  une  ressemblance  trait  pour  trait.  Beaucoup  de
               paysages, et puis, des créations bien plus personnelles, mes « mandalas », consécration d’un
               lâcher prise qui révélait les coins et les recoins les plus intimes de mon âme. Je me plaçais en
               dehors de tout, les  formes  et  les couleurs jaillissaient, tantôt  violentes  et  agressives,  tantôt
               fraîches,  sourdes  et  caressantes.  Dans  mes  huiles,  j’affectionnais  volontiers  les  masses
               épaisses,  les  croûtes  superposées,  suggérant  la  rugosité  d’une  vie  qui  n’avait  pas  manqué
               d’écueils. Petits formats ou vastes plans, j’expérimentais, explorais, évoluais, bref, vivais au
               rythme de mon inspiration et de mes élans, parfois tendres emplis de douceurs, parfois agacés,
               nerveux, allant jusqu’à la rage et la destruction.
               Mes sculptures représentaient inlassablement des personnages aux yeux fermés…, comme si
               j’en avais trop vu. La texture de la pierre n’était pas contrariée, mais soulignée, mise en valeur

               45  Byzantins, Normands, Maures, Hohenstaufen germaniques, Angevins, Aragonais et Bourbons se sont succédé.
               46  Pierre spécifique à la région des Pouilles.
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