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Arrivée avec peine chez le Colonel, je trouvai mes deux amies elles aussi sur le flanc. Une
               grippe impitoyable sévissait. C’est ainsi que, réduites à l’état de loques, totalement épuisées, à
               bout de forces, nous reçûmes l’équipe de télévision qui enregistra comme elle le put, pendant
               des heures, une émission dont personne n’entendit plus jamais parler… Effarés par les trois
               ruines épuisées  et  malades que nous  étions,  égrainant des souvenirs incertains,  les pauvres
               journalistes visiblement gênés battirent finalement en retraite sans demander leur reste !
               Après leur départ, complètement hébétées, fatiguées par cette épouvantable nuit, Grisélidis et
               Constance passablement avinées, et moi complètement décatie, n’avions plus la moindre idée
               de ce que nous avions raconté à ces vaillants journaleux…
               La rencontre avec Alphonse Boudard, elle aussi, tourna court. Déjà très malade, ce formidable
               auteur, qui allait disparaître à peine quinze jours plus tard, dut annuler le rendez-vous. Peu de
               personnages ont eu un parcours aussi complet que lui et ont accumulé une telle expérience,
               passant de l’ombre à la lumière, de l’anonymat à la célébrité, du dénuement au confort avec
               autant de détachement et de lucidité. Il décèdera le 14 janvier 2000, à Nice.
               Toutes trois encore solides comme le roc malgré nos déconvenues, vieilles amies et  fortes
               têtes, nous n’allions pas en rester là, mais tout faire pour nous remettre de cet abominable
               épisode. Et comme de toute manière, nous n’entendions pas nous laisser abattre, dès que les
               journalistes eurent pris la poudre d’escampette, nous fîmes une sieste et le soir même, mes
               deux amies m’employèrent comme chevalier servant, m’expédiant à tout bout de champ dans
               la rue.  Presque en face de chez Constance, sur le boulevard Beaumarchais, se trouvait en effet
               un  écailler,  vendeur  ambulant :  elles  m’y  envoyaient  chercher  des  plateaux  d’huîtres  et  de
               crustacés, d’après elles jamais assez bien servis - le pourquoi des allées et venues - tout ça
               arrosé à satiété de Gewurztraminer, vin d’Alsace très frais qu’elles buvaient comme de l’eau.
               Après les agapes qui durèrent jusqu’au matin, je laissai les deux joyeuses bien alcoolisées et
               bavardes pour retourner dans mon gourbi en décomposition.
               Jusqu’au bout de cette escapade parisienne, même si j’en avais déjà pourtant vu et vécu bien
               d’autres avec Grisélidis, le séjour chez Constance resta pour moi une épreuve exténuante.
               Mais  malgré tout,  nous savions  mieux que personne la valeur inestimable de ces quelques
               instants de complicité, d’amour et d’amitié sincères arrachés à l’adversité, et de ce que nous
               avions pu partager toutes trois pendant ces quelques jours ensemble. D’autant que ces deux
               femmes exceptionnelles me quitteraient l’une après l’autre pour l’éternité, rejoignant un éden
               qu’elles avaient rêvé être un lieu de fête, de joie, de musique, d’alcool et de cabrioles…
               Restait pour nous, les deux Genevoises, à rentrer au bercail dans des conditions pour le moins
               exceptionnelles. La tempête avait totalement perturbé les communications. La Gare du Nord
               était noire de monde, sans une place : pas un coin ni un recoin pour s’asseoir. Les réservations
               avaient été annulées à cause des pannes d’exploitation et notre attente d’un train disponible et
               aléatoire n’en finissait plus… Pour retrouver notre ville, nous allions devoir, avec Django et
               Dizzy enfermés dans leurs petites caisses de transport, affronter un chaos épuisant. Exténuée,
               Grisélidis faisait peur à voir. Un mal de ventre impitoyable la pliait en deux, comme si des
               poignards remuaient ses viscères, comme si des coulées de lave engloutissaient ses entrailles.
               Entre ses gémissements et ses regards désespérés, elle me plongeait dans une angoisse sans
               nom,  alors  que  le  sale  virus  de  la  grippe  carabinée  que  j’avais  attrapé  m’anéantissait  moi
               aussi,  qui  n’en  menais  pas  large.  C’est  dans  ces  conditions  pratiquement  inhumaines  qu’il
               fallut se battre pour trouver deux places assises dans le TGV qui devait nous ramener à bon
               port. On nous céda finalement par pure pitié deux sièges dans lesquels nous nous installâmes
               tant bien que mal. Ce simple trajet de moins de quatre heures nous parut une éternité ; nous
               étions comme soudées l’une à l’autre. Cette épopée eut  ainsi le mérite de nous rapprocher
               encore  plus  et  plus  fort  qu’auparavant.  C’est  au  cours  de  ce  voyage  Paris-Genève  que  je
               réalisai pour la première fois la menace sérieuse, dont elle contenait de son mieux - mais à
               quel prix - la gravité et les douleurs, qui planait sur cette femme, même si elle ne capitulait

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