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Cette relation,  dont  le langage ne  peut  rendre compte, déboucha parfois sur des  anecdotes
               cocasses, voire franchement macabres : un lit, objet symbolique s’il en est, acheté par mes
               soins  et  offert  à  mon  amie,  voyagea  plusieurs  fois  entre  les  deux  appartements,  au  gré  de
               transactions qui dépendaient de nos humeurs.
               Au début de sa maladie, Grisélidis me proposa même la mise en œuvre d'un suicide brutal,
               spectaculaire et violent. Appel, fantasme ou réel projet ? Elle demandait qu’en complice, je
               l’accompagne jusque sur une voie ferrée, que je la regarde s’étendre en travers des voies et
               que j’assiste, comme un soutien, à son geste au moment où le train la décapiterait. Mettant en
               exergue le ridicule et la gravité de la situation, je désamorçai cette effarante velléité en lui
               disant dans un éclat de rire jaune : « On ne va tout de même pas faire comme dans La cage
               aux folles !» lui rappelant l’épisode tragi-comique de ce film culte.
               Dans  ce  long  métrage,  Albin (Michel  Serrault)  quitte  tout  son  petit  monde  de  la  cage  aux
               folles et menace Renato (Ugo Tognazzi) d’en finir avec la vie. Mais avant qu’il s’allonge sur
               les  voies  de  chemin  de  fer  à  Foissy,  Renato,  arrivé  sur  les  lieux,  lui  dit :  « Tu  sais,  mon
               cimetière à moi, il est en Lombardie. C'est le plus beau cimetière du monde. Il y a des arbres,
               un ciel toujours bleu et des oiseaux… ici à Foissy, c'est vraiment de la merde, à côté, excuse-
               moi de te dire ça, mais tu n'es qu'une vieille emmerdeuse aigrie. Tu n'excites plus personne.
               Tu es devenue grotesque, tu ne fais plus rire personne !  Alors tu sais ce que je vais faire ? Je
               vais revendre mon caveau en Lombardie et je reviendrai mourir avec toi ici dans la merde de
               Foissy… »
               Par cette narration approximative, j'escamotai tout sérieux à son projet. Et nous finîmes par
               rire aux larmes.
               Les  mises  à  l’épreuve  que  Grisélidis  m’imposa  tout  au  long  de  sa  maladie  prenaient  les
               formes  les  plus  variées.  Pendant  les  périodes  où  elle  était  hospitalisée  à  Genève,  elle
               m’envoyait acheter divers accessoires dont elle avait besoin. Capricieuse et tyrannique, jamais
               satisfaite, dès qu’elle me voyait apparaître, elle formulait réclamation sur réclamation car ce
               n’était jamais le bon article.
               D’autres fois, alors qu’elle était hospitalisée à la Clinique Genevoise de Crans-Montana à 184
               km  de  Genève,  située  sur  un  plateau  au  cœur  des  montagnes  valaisannes,  à  1500  mètres
               d'altitude,  en  lisière  de  forêt  et  entourée  d'un  magnifique  parc  verdoyant,  elle  fustigeait
               systématiquement sans les connaître les amies qui me voituraient, ces « bourgeoises » qu’elle
               honnissait.
               Il n’est pas étonnant que notre tandem sulfureux ait été bouleversé au cours d’une dramatique
               nuit  de  larmes  causée  par  une  lecture  à  haute  voix  qu’elle  m’imposa  et  qui  dura  jusqu’à
               l’aube : lecture du roman autobiographique Cet amour-là de Yann Andrea, écrit après la mort
               de Marguerite Duras. Cet étudiant, amant de la dame, fasciné par l’œuvre et la personnalité de
               l’écrivaine, met dans cette confession totalement à nu la relation destructrice qu’il entretint,
               sur  arrière-fond  d’ivresse  chronique,  avec  ce  monstre  sacré  sur  le  déclin  et  jusqu’à  sa
               disparition le 3 mars 1996, à Paris. Yann Andréa se souvient : « Avec elle, c'était vingt-quatre
               heures sur vingt-quatre, full time ! Je ne voyais ni le côté monstrueux, ni le regard des autres,
               puisqu'elle  occupait  tout.  Je  n'avais  plus  de  vie  privée.  On  ne  peut  vivre  ça  que  dans
               l'enfermement. »
               Cette  phénoménale  complexité  relationnelle  que  nous  entretenions,  plusieurs  passages  du
               courrier que Grisélidis adressa à Jean-Luc Hennig en témoignent : « Aujourd’hui, justement,
               j’aurai  des  visites,  cet  après-midi  à  15  heures :  ma  fille  et  mon  amie  Diane,  « La
               Majordome », comme je l’appelle. Elle est d’un « autoritarisme » effrayant, il n’y en a que
               pour  elle,  il  faut  toujours  lui  obéir,  elle  commande  et  dirige  tout,  elle  a  toujours  raison.
               Transsexuelle, macho, possessive à l’excès, ancienne Danseuse de Cabaret brillante et pute ;
               ça fait trente ans qu’on se connaît, qu’on s’engueule, qu’on se raccommode. Intelligente et



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