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respectant, un sourire féroce aux lèvres. Elle se croit très forte, alors qu’en fait, elle ne l’a
jamais prouvé, car on ne sait toujours pas ce qui se passe APRES. Mystère des mystères. Je
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pencherais pour le néant, c’est plus sûr. »
Le 31 mai 2005, ses yeux étaient déjà fermés, ses yeux que je connaissais si bien, si beaux, si
noirs, si forts, si puissants, si profonds, si doux parfois. Ses yeux ne se rouvriraient jamais
plus.
Au travers de tes paupières closes, je sais pourtant que tu sens comme moi ta fin toute
proche.
Vaincue par des heures d'une lutte intense, épuisante mais vaine, tu ne consentais toujours
pas à te laisser emporter par l'infini de l'univers inconnu qui t'aspirait hors du monde des
humains. Je me suis allongée tout près de toi comme je l'avais fait pour ma mère. Je t'ai
murmuré doucement des mots d'amour, d'affection et de tendresse, comme je l'aurais fait pour
soulager un enfant en détresse. Il m'a semblé que tu m'entendais ; je me suis alors rapprochée
encore plus de toi, je t'ai caressée tendrement, délicatement. A ce moment, tu as cessé de
combattre, ta respiration s'est apaisée, son rythme est devenu naturel et tranquille. Puis,
doucement, tu t'es abandonnée et laissé emporter sereinement dans cet univers inconnu des
vivants. Le jour imperceptiblement se levait, les oiseaux se sont mis à chanter. Léonore, ta
fille, s’est approchée de nous, t'enveloppant elle aussi à son tour de son amour. Avec calme et
émotion, sans vraiment de tristesse, ensemble, nous t'avons accompagnée tout au long de
cette dernière trajectoire, cet ultime voyage que tu voulais beau. Dans un calme absolu, les
oiseaux s'étant tus, la luminosité de ce jour à peine levé était douce et claire quand,
pieusement, nous avons recueilli comme une offrande ton dernier souffle de vie.
Cet amour-là, que nous avions l'une pour l'autre et qui ne s'explique pas, ce matin-là s'en est
allé. Je le garderai en moi pour toujours jusqu’à ce qu'à mon tour, je rejoigne aussi l’éternité.
A sa disparition, ce ne fut pas la tristesse qui l'emporta, mais pire encore, un manque absolu
d’elle. Cette personnalité hors du commun des mortels qu'était Grisélidis laissa dans ma vie
un vide incommensurable, que personne, jamais plus, ne comblera. Ayant fait une partie du
voyage avec elle, jusqu'à la frontière qui sépare le monde des vivants de celui des morts,
avais-je été, moi aussi, aspirée par le néant ?
S'ensuivit ma propre mort sociale ; je ne participai pas à la première mise en terre de son
corps. Je n’assistai pas non plus au transfert médiatique et surtout très controversé de la
dépouille de mon amie au Cimetière des Rois, cimetière de la ville de Genève où sont
enterrés, sur 28 000 m², certains magistrats genevois ainsi que des personnalités ayant
contribué à la renommée de la ville... Aux côtés de Calvin qu'elle avait tant fustigé, la célèbre
prostituée peintre-écrivaine était ainsi vouée à la postérité.
Toutes les manifestations qui suivirent ne me concernaient plus. Depuis cette déchirure, je vis
retranchée chez moi comme dans un bunker, n'allant qu'à l'essentiel, comme pour me protéger
de toute nouvelle épreuve. Aujourd’hui, à 67 ans, je ne reçois qu'au compte-gouttes quelques
rares amis, ne participant à la vie active qu'à travers mon site Internet consacré à la
transsexualité, ma page Facebook, et celle de Grisélidis en sa mémoire.
54 REAL G ; Les Sphinx, Verticales/Phase deux, Paris 2006 p. 67.
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