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1992 avec plus de 200 rôles à son actif. Nous devions aussi échanger avec Alphonse Boudard,
               ancien résistant, ancien voyou, auteur d’une œuvre à la gloire du Paris des années 40, du Paris
               des  gangsters,  des  maquerelles,  des  escrocs.  Cet  auteur  important  de  la  littérature  d’après-
               guerre, qui avait tout pour plaire à Grisélidis, était en effet partie prenante à la mise en scène
               de La passe imaginaire.
               Un  autre  dessein,  tout  aussi  orienté  et  stimulant,  justifiait  ce  déplacement :  Grisélidis,
               Constance et moi devions participer à une émission sur la prostitution, enregistrée par TV 5
               Monde, qui viendrait nous filmer, telles les Trois Grâces, chez Constance.
               Il était prévu que Grisélidis et ses deux protégés dormiraient lovés sur son vison posé à même
               le  sol,  dans  un  petit  coin  du  minuscule  appartement  de  Constance,  situé  dans  le  XIe
               arrondissement, boulevard Beaumarchais, alors que je logerais un peu plus loin sur le même
               boulevard, dans un petit hôtel des plus miteux à deux pas du studio du Colonel.
               Malheureusement, les dieux s’étaient ligués pour faire de ce bref séjour un désastre sur toute
               la ligne.
               Après  le  trajet  en  TGV  Genève-Paris  plutôt  agréable  et  sans  encombre,  j’allais  découvrir
               immédiatement, avant même de retrouver Constance chez elle, l’hôtel réservé pour moi par
               Grisélidis.  Relais  pitoyable  à  souhait,  une  tanière  crasseuse  et  glauque  où  la  petite
               semaine que j’étais censée passer agréablement à Paris me paraîtrait une éternité ! Tout y était
               branlant et puant. La clientèle était digne du cadre sordide dans lequel, contrainte et forcée,
               j’avais atterri : les locataires, des sans-abris, y vociféraient, toussaient et crachaient à toute
               heure du jour et de la nuit, dévalant bruyamment les escaliers de bois vermoulus, se bagarrant
               autour d’enjeux obscurs, indéterminés.
               La piaule borgne et vermoulue que je découvrais, censée être une chambre, donnait sur une
               étroite cour d’un gris sale. J’allais devoir moisir là toute une semaine, dans cet innommable
               brouet duquel il n’était pas question de m’extraire car Grisélidis, qui avait pris la commande
               des opérations, avait payé tout le séjour d’avance sans remboursement possible !
               C’est dans cet environnement pitoyable que, durant la nuit du 26 décembre 1999, je vécus la
               tempête  Lothar,  qui  allait  marquer  les  mémoires  et  dévaster  les  forêts  européennes.  Des
               bourrasques,  qui  connurent  des  pointes  jusqu’à  259  km/h,  balayèrent  la  France,  la  Suisse,
               l’Allemagne, et même le Danemark, faisant vingt-quatre victimes en France.
               Dans un tintamarre de fin du monde, moi qui déjà ai toujours eu un sommeil problématique,
               j’entendis des objets de toutes natures chuter bruyamment, s’envoler, propulsés par des rafales
               qui sifflaient et tourbillonnaient, emportant tout avec elles. De brèves accalmies n’existaient
               que pour annoncer la prochaine attaque de la tourmente, d’une violence inouïe, toute la nuit
               sans répit jusqu’au matin.
               Au  beau  milieu  de  cette  nuit  d’horreur  absolue,  mon  corps  se  mit  à  l’unisson  avec  ce
               déchaînement  des  éléments :  sous  l’attaque  soudaine  d’un  virus,  survivant  d’une  literie
               douteuse  dont  le  matelas  avait  des  relents  âcres  de  pisse,  je  commençai  à  souffrir  de
               difficultés  respiratoires,  de  courbatures,  de  tremblements  et  d’une  fièvre  de  cheval  qui  me
               faisait  douter :  vivais-je  la  réalité  ou  étais-je  en  proie  à  d’affreux  cauchemars ?  Epuisée,
               exsangue,  spectatrice  de  mes  propres  sensations,  je  subissais  avec  effarement  ce
               bouleversement intérieur et extérieur.
               Au  matin,  trouvant  tout  juste  la  force  de  me  traîner  dehors,  j’allais  découvrir  que  mes
               cauchemars n’en étaient pas, mais que j’avais bien vécu la réalité de cette apocalypse. Dans la
               rue, je vis un spectacle de désolation et de fin du monde. Les tentes des terrasses de brasseries
               avaient  été  arrachées,  les  chaises  et  les  tables  propulsées  çà  et  là,  et  tant  d’autres  choses
               gisaient  sur  le  sol,  constellé  de  toutes  sortes  de  détritus  qui  formaient  par  endroits  des
               monticules  qu’il  fallut  escalader.  Jamais  je  n’avais  vu  une  ville  dans  un  état  pareil :  un
               spectacle cataclysmique !



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