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Chapitre 25




               Créer
               Le 16 décembre 1995, je quittai la Rue du Cendrier et m'installai Rue des Gares, dans un
               appartement spacieux mais beaucoup plus vétuste que le petit trois pièces douillettes que je
               laissais derrière moi non sans une grande nostalgie. Une partie du logement fut aménagée en
               atelier de peinture. Claquemurée dans mon nouveau domicile, je me plongeai corps et âme
               dans  la  création.  Seule  Grisélidis  me  rendait  visite ;  à  chacun  de  ses  passages,  presque
               journaliers, elle commentait sans complaisance mon travail en cours de création.
               Mais voilà : mes aspirations n’étaient pas satisfaites. Pour exister et rayonner, j’avais besoin
               d’un projet précis. Pour exorciser ma vie passée, il me fallait propulser mes émotions hors de
               moi, les canaliser, leur donner forme, ou plutôt une infinité de formes, bref, créer pour vivre
               encore.  Sculpture  et  peinture  représentaient  l’exutoire  de  tout  ce  que  j’avais  à  exprimer,
               évacuer.  Alors  que  je  disposais  enfin  du  temps  et  de  l'espace  nécessaires  pour  peindre  et
               sculpter, encore fallait-il que je trouve l'inspiration qui souvent me manquait. Je me retrouvais
               prisonnière  d'un  environnement  sinistre  et  sans  vue,  cernée  par  des  immeubles  de  béton
               hideux. Recluse dans cet  univers sans âme, j’avais  au  contraire besoin  de lumière, de ciel
               bleu, de nature et de perspectives pour pouvoir enfin laisser exploser mon monde intérieur
               torturé. En Suisse où tout était devenu si compliqué, si administré et si cher, les quelques sous
               dont je disposais me suffisaient à peine pour vivre.
               Je décidai donc d'aller m’installer passagèrement dans les Pouilles, région que je connaissais
               bien depuis de nombreuses années. L’une de mes sœurs, la pire de toutes, avait épousé au
               début des années 1960 Joseph, un homme originaire de là-bas.
               Des résistances se manifestèrent ici et là. L’une des plus actives était celle de Grisélidis, qui
               regardait mon départ d’un œil noir car elle restait sur le quai et se sentait abandonnée. Telle
               une Cassandre délaissée, elle me prédisait le pire, avec un luxe de détails lyriques dans leur
               horreur. Elle fit tout son possible pour me dissuader de m’expatrier, mais toutes ses tentatives,
               certaines pour le moins saugrenues, n’y firent rien : ma décision était prise. Me considérant
               volontiers comme sa chose, le jour de mon départ elle me qualifia, pour se justifier tout en
               voulant me culpabiliser, de « tête brûlée ». Elle parlait comme Serge Gainsbourg et pratiquait
               La politique - De la femme brûlée- Je brûle toutes celles et ceux que j'ai adoré(es).
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               Grisélidis et Yvonne Bercher , notre amie commune, prendraient soin de mon appartement et
               de mon courrier. Je ne coupais de toute façon pas les ponts. En témoigne une liasse de lettres,
               correspondance truffée de détails pittoresques que Grisélidis s’amusait à donner et imager de
               son écriture si vivante, pointue et acerbe.
               Avec armes et bagages je m’en fus, emportant avec moi Voyou, mon Pinscher tant aimé, et
               mes deux chats Cornish Rex, race originaire du Royaume-Uni, James Bond et Bigoudi. Ces
               chats se caractérisent par leurs robes à poil très court, cranté et extrêmement doux, et leurs
               miaulements presque humains. J’allais affronter avec eux plus de vingt-quatre heures de train
               pour  me  retrouver  enfin  libre,  loin  de  ces  masses  de  béton  qui  jusque-là  m’entouraient,
               m’étouffaient et me démolissaient petit à petit.
               Les Pouilles sont riches et généreuses. Leurs collines verdoyantes se terminent en plages de
               sable fin et en falaises qui se détachent sur une mer Adriatique d'un azur profond et une mer
               Ionienne émeraude. Leurs criques sauvages, leurs ports de pêche, souvent minuscules, virent
               débarquer  les  conquérants.  La  Pouille  est  une  histoire  d'échanges  et  de  dialogues  entre

                 Yvonne Bercher : collaboratrice importante du premier livre sorti en 2011 Chassée du Paradis Rescapée de
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               L’enfer
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