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partageait-elle  de  secret  avec  ces  miséreux,  ces  cabossés,  ces  délaissés,  ces  mal-aimés ?
               Quelles étaient leurs meurtrissures communes ?
               Charcutiers auxquels elle enjoignait vigoureusement de se comporter en poètes, ivrognes qui
               urinaient sur son paillasson, demi-impuissants exaspérés par leur état, au point d’en devenir
               brutaux : elle fulminait contre eux lorsqu’ils venaient frapper à sa porte, de jour comme de
               nuit,  mais  se  languissait  d’eux  dès  qu’un  match  de  football  les  scotchait  à  leur  téléviseur.
               Incontestablement,  elle  se  nourrissait  de  toute  cette  faune,  qu’elle  célébra  de  manière
               truculente sur d'innombrables pages, avec un mélange de révolte, de haine, d’exaspération, de
               compassion, de solidarité  et  de profonde affection.  « Chacun des  hommes  qui  vient ici est
               unique,  et  je  les  aime  de  plus  en  plus  même  si  c’est  dur,  insupportable,  terrible,  et  qu’ils
               viennent déverser en moi non seulement leur sperme, mais aussi leurs fureurs, leurs douleurs,
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               l’amertume, la douceur, le désespoir des pauvres et des blessés. »   Sur ce sujet central de sa
               vie, Grisélidis était effectivement intarissable.
               « Le destin a eu pitié de moi, j’ai fait 5 clients (dont un vieux Suisse-Allemand, horriblement
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               pénible, une horreur, mais enfin, c’est tout de même un être humain…) »
               « Il  est  cinq  heures de l’après-midi,  je viens de finir mon  premier « client », le seul (pour
               l’instant), un petit Portugais, un des pires : moche, con, arrogant, toujours ivre-mort et puant
               l’alcool. Un délice !!! Et ça n’en finit plus… évidemment, l’alcool freine énormément. (…)
               Ensuite…  il  a  fallu  se  remettre  au  travail !  Avec  le  « Dromadaire portugais»,  une  grande
               carcasse dépourvue de tout intellect, brutal, agressif, toujours ivre-mort, puant l’alcool et en
               plus effroyablement des pieds ! (…) Il est arrivé encore, sur le tard, un ivrogne, Suisse, pire
               que tout… celui-là, je ne l’ai jamais vu autrement que « bourré » ! Ce soir, il se tenait aux
               murs ! Je l’avais d’ailleurs chassé dernièrement de chez moi alors qu’il se trouvait déjà en
               caleçons, parce qu’il n’avait pas assez d’argent (ayant, je pense, tout dépensé au bistrot). Ce
               soir,  il  a  bien  fallu  le  faire…  (Il  donne  70  frs.)  Mais  alors,  quelle  séance !!!  Il  te  plante
               carrément les griffes dans le vagin, puis se roule sur toi, t’écrase, t’écorche avec son menton
               pas rasé en t’appelant « chouchou », et il se démène comme un bœuf à l’abattoir en poussant
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               des rugissements horribles. »
               En 1976, lorsque je fis la connaissance de mon futur époux, j’eus l’occasion de le présenter à
               Grisélidis,  lors  d'une  rencontre  fortuite  au  buffet  première  classe  de  la  gare  Cornavin,  à
               Genève. Cette vaste et splendide salle Art déco était empreinte de poésie et de douceur. Un
               orchestre y égrenait des mélodies aux rythmes langoureux.
               Ce  havre  de  toute  beauté,  que  nous  considérions  toutes  deux  comme  faisant  partie  du
               patrimoine culturel local, serait pourtant condamné, détruit, ravagé quelques années plus tard
               au profit d’un décor d'une banalité sans nom. Une cafétéria self-service des plus ordinaires le
               remplacerait : un malheur, un gâchis, une perte, un sacrilège pour nous deux, qui n'en fîmes
               jamais le deuil.
               A cette époque, la beauté à la fois sauvage et altière de Grisélidis me fascinait. Le jour où je la
               présentai  à  Fabien,  la  belle  courtisane  était  vêtue  de  noir,  arborant  un  grand  décolleté  qui
               laissait généreusement apparaître et mettait en valeur sa poitrine ni trop forte ni trop menue.
               Ses  grands  yeux  sombres  au  regard  puissant,  droits  et  profonds,  fardés  à  l’orientale,  en
               faisaient  une  Cléopâtre  éclatante,  imposante  de  force  et  de  personnalité.  Sa  chevelure  fine
               mais soyeuse, nonchalamment déployée, laissait apercevoir de magnifiques boucles d'oreilles
               pendantes  d’un  luxe  de  pacotille,  clinquantes  et  cliquetantes.  Sa  chevelure  noir  corbeau
               mettait  en  valeur  le  grain  de  sa  peau  à  peine  hâlée.  Plusieurs  bracelets  dorés,  argentés,
               incrustés  de  pierreries,  bracelets  serpents  s'enroulant  autour  de  ses  poignets,  colifichets


               38  REAL G ; La passe imaginaire, écrits intimes, Manya, Paris 1992 p. (210), 217 – 218, Verticales/Phase deux,
               Paris 2006 pp. (234) et 243.
               39  Lettre de Grisélidis Réal à Yvonne Bercher du 1er septembre 1988.
               40  Lettre de Grisélidis Réal à Yvonne Bercher du 17 septembre 1989.
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