Page 149 - ROLAND-GLORIA-DIANE-ET-MOI_Neat
P. 149
partageait-elle de secret avec ces miséreux, ces cabossés, ces délaissés, ces mal-aimés ?
Quelles étaient leurs meurtrissures communes ?
Charcutiers auxquels elle enjoignait vigoureusement de se comporter en poètes, ivrognes qui
urinaient sur son paillasson, demi-impuissants exaspérés par leur état, au point d’en devenir
brutaux : elle fulminait contre eux lorsqu’ils venaient frapper à sa porte, de jour comme de
nuit, mais se languissait d’eux dès qu’un match de football les scotchait à leur téléviseur.
Incontestablement, elle se nourrissait de toute cette faune, qu’elle célébra de manière
truculente sur d'innombrables pages, avec un mélange de révolte, de haine, d’exaspération, de
compassion, de solidarité et de profonde affection. « Chacun des hommes qui vient ici est
unique, et je les aime de plus en plus même si c’est dur, insupportable, terrible, et qu’ils
viennent déverser en moi non seulement leur sperme, mais aussi leurs fureurs, leurs douleurs,
38
l’amertume, la douceur, le désespoir des pauvres et des blessés. » Sur ce sujet central de sa
vie, Grisélidis était effectivement intarissable.
« Le destin a eu pitié de moi, j’ai fait 5 clients (dont un vieux Suisse-Allemand, horriblement
39
pénible, une horreur, mais enfin, c’est tout de même un être humain…) »
« Il est cinq heures de l’après-midi, je viens de finir mon premier « client », le seul (pour
l’instant), un petit Portugais, un des pires : moche, con, arrogant, toujours ivre-mort et puant
l’alcool. Un délice !!! Et ça n’en finit plus… évidemment, l’alcool freine énormément. (…)
Ensuite… il a fallu se remettre au travail ! Avec le « Dromadaire portugais», une grande
carcasse dépourvue de tout intellect, brutal, agressif, toujours ivre-mort, puant l’alcool et en
plus effroyablement des pieds ! (…) Il est arrivé encore, sur le tard, un ivrogne, Suisse, pire
que tout… celui-là, je ne l’ai jamais vu autrement que « bourré » ! Ce soir, il se tenait aux
murs ! Je l’avais d’ailleurs chassé dernièrement de chez moi alors qu’il se trouvait déjà en
caleçons, parce qu’il n’avait pas assez d’argent (ayant, je pense, tout dépensé au bistrot). Ce
soir, il a bien fallu le faire… (Il donne 70 frs.) Mais alors, quelle séance !!! Il te plante
carrément les griffes dans le vagin, puis se roule sur toi, t’écrase, t’écorche avec son menton
pas rasé en t’appelant « chouchou », et il se démène comme un bœuf à l’abattoir en poussant
40
des rugissements horribles. »
En 1976, lorsque je fis la connaissance de mon futur époux, j’eus l’occasion de le présenter à
Grisélidis, lors d'une rencontre fortuite au buffet première classe de la gare Cornavin, à
Genève. Cette vaste et splendide salle Art déco était empreinte de poésie et de douceur. Un
orchestre y égrenait des mélodies aux rythmes langoureux.
Ce havre de toute beauté, que nous considérions toutes deux comme faisant partie du
patrimoine culturel local, serait pourtant condamné, détruit, ravagé quelques années plus tard
au profit d’un décor d'une banalité sans nom. Une cafétéria self-service des plus ordinaires le
remplacerait : un malheur, un gâchis, une perte, un sacrilège pour nous deux, qui n'en fîmes
jamais le deuil.
A cette époque, la beauté à la fois sauvage et altière de Grisélidis me fascinait. Le jour où je la
présentai à Fabien, la belle courtisane était vêtue de noir, arborant un grand décolleté qui
laissait généreusement apparaître et mettait en valeur sa poitrine ni trop forte ni trop menue.
Ses grands yeux sombres au regard puissant, droits et profonds, fardés à l’orientale, en
faisaient une Cléopâtre éclatante, imposante de force et de personnalité. Sa chevelure fine
mais soyeuse, nonchalamment déployée, laissait apercevoir de magnifiques boucles d'oreilles
pendantes d’un luxe de pacotille, clinquantes et cliquetantes. Sa chevelure noir corbeau
mettait en valeur le grain de sa peau à peine hâlée. Plusieurs bracelets dorés, argentés,
incrustés de pierreries, bracelets serpents s'enroulant autour de ses poignets, colifichets
38 REAL G ; La passe imaginaire, écrits intimes, Manya, Paris 1992 p. (210), 217 – 218, Verticales/Phase deux,
Paris 2006 pp. (234) et 243.
39 Lettre de Grisélidis Réal à Yvonne Bercher du 1er septembre 1988.
40 Lettre de Grisélidis Réal à Yvonne Bercher du 17 septembre 1989.
149