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quotidiennes. Du matin tôt au soir tard, la maison grouillait d'un monde coloré et bruyant. Des
               heures durant, il fallait écouter des palabres qui n’en finissaient plus, assis en rang d’oignons
               sur ces typiques canapés marocains en velours à gros motifs qui bordent les pièces. Sœurs,
               tantes,  cousines  allaient  et  venaient,  présences  certes  attentives  mais  qui  excluaient  toute
               intimité.  Je  fus  immédiatement  privée  de  liberté  de  mouvement  et  d’initiative,  éléments
               indispensables à ma vie. Pour la première fois, j’expérimentais cette sociabilité typique des
               Orientaux, cette prévenance qui ne laisse aucun espace, aucune respiration, aucun recul, qui
               abolit le temps et tue toute velléité de dynamisme. Je réalisais à quel point les codes culturels
               de l’Orient m’étaient et m’avaient autrefois été étrangers. A brève échéance, cette mainmise,
               cette insidieuse pression, cette chape de plomb auraient raison de mon libre arbitre. Il n’en
               était tout simplement pas question. Même dépourvue de perspectives, j’allais m’esquiver à
               l’anglaise,  n’emportant  que  quelques  affaires,  n’informant  de  mon  projet  que  la  bonne,
               laissant un mot laconique derrière moi.
               Je  pris  un  vol  intérieur  pour  Marrakech,  ville  ocre  aux  maisons  basses  dont  l’atmosphère
               annonce  déjà  nettement  l’Afrique  noire.  Dans  cette  cité  que  je  redécouvrais  avec  délices,
               affranchie de mes cerbères pétris de bonnes intentions, je cheminai, seule et libre, sur la vaste
               place ensoleillée Jemaa-el-Fna, dont j’ignorais alors la vocation originelle : accueillir, après
               les  exécutions,  les  têtes  des  suppliciés  exposées  sur  des  piques.  On  en  comptait  parfois
               jusqu’à quarante-cinq par semaine ! Jemaa-el-Fna signifie « assemblée des trépassés ».
               En femme de spectacle curieuse de tout, je ne pouvais qu’être fascinée par cet extraordinaire
               et vaste espace du non utilitaire, célébré par plus d’un auteur. « Jemaa-el-Fna, c’est un hectare
               de  bitume  nu  et  anarchique  où  les  cercles  de  spectateurs  se  font  et  se  défont  au  gré  de
               l’humeur populaire, c’est le festival permanent de la tradition orale, du rire et de l’oubli, toute
               hiérarchie  sociale  abolie,  c’est  le  lieu  de  rencontre  des  cultures  berbères,  sahariennes  et
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               d’Afrique noire. »  Aujourd’hui,  le monde  entier ou presque connaît  cette place de par le
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               déversement  de  millions  de  touristes  qui  y  débarquent  chaque  année  du  1   janvier  au  31
               décembre sans discontinuer.
               Recouvrant mes esprits, je pris également le temps de fuir cette ville décidément bien trop
               touristique  pour  moi.  Je  m’en  allai  musarder  dans  la  campagne  environnante  et  ses  petits
               villages aux murs en pisé. En s’aventurant sur ces chemins, en pleine campagne aride, dans la
               lumière frisante de fin d’après-midi, on peut avec un peu de chance apercevoir des spécimens
               de « Testudo graeca graeca », tortue sauvage mauresque du Maghreb.
               Dans ce contexte qui me portait à la détente, le hasard plaça sur ma route un homme que
               j’avais connu du temps de ma splendeur. Dans les années 1970, nous avions tous deux partagé
               la  joie  d’une  amicale,  bienfaisante  et  fraîche  complicité,  sans  arrière-pensée.  Sur  son
               invitation, je me rendis à Agadir, dans la médina où il habitait. Mon hôte m’avait assuré que
               sa  famille  était  en  villégiature  et  que  la  maison  était  vide  de  tout  habitant.  Mais  j’eus  la
               surprise, le matin du premier jour, de voir débarquer dans ma chambre une femme voilée de la
               tête  aux  pieds.  Cette  créature,  dont  l'expression  m’était  soustraite,  m’apportait  mon  petit
               déjeuner. Visiblement, la demeure était habitée ; la tribu serait-elle rentrée durant la nuit ? Peu
               après, je reçus la visite de mon cicérone, la mine embarrassée, qui m’ordonna gentiment mais
               fermement  de  rester  cloîtrée  dans  ma  chambre  quelques  jours,  sans  daigner  fournir
               d'explications  précises  sur  cette  étrange  consigne.  Dans  quel  traquenard  m’étais-je  encore
               aventurée ? A l’issue de cette hallucinante séquestration, qui dura trois jours, et dont le fin
               mot  ne  me  fut  jamais  livré,  mon  sémillant  gardien  m’introduisit  dans  le  salon  familial,
               bourdonnant  de  présences  féminines.  Privée  de  repères,  je  me  sentais  prise  au  fond  d’une
               trappe, coincée au centre d'un clan inconnu. Cette famille, originaire de l'Atlas, s’exprimait en

               32  MATTHIEUSSENT B., « Jemaa el Fna entre concorde et solarium ». In : Marrakech. Derrière les portes.
               Autrement, série Monde H.S. N° 11, janvier 1985 p. 27.

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