Page 139 - ROLAND-GLORIA-DIANE-ET-MOI_Neat
P. 139
Restait à préparer le dernier hommage, l’enterrement qui aurait lieu au Temple protestant de
Nyon. Même dans mon chagrin, je restais avant tout une femme de spectacle. Cet adieu
n’aurait pas lieu à la sauvette. Je voulais de la profondeur, du panache, de la musique, des
paroles émouvantes. Pour offrir un dernier cadeau à ma mère, je fis appel à l’un de mes amis :
un célèbre chanteur de gospel, qui entonnerait l’Alléluia de Schubert. Bien que très sollicité et
toujours en voyage, l’artiste accepta. Il fallait ensuite contacter l’organiste et la famille.
La veille de l’enterrement, on m’annonça qu’on n'avait pas besoin de mon chanteur. Je ne
répondis même pas à cette ultime trahison qui ne faisait que me confirmer mon isolement au
sein de cette famille déjà décapitée.
Décidément, il fallait asséner un dernier coup de poignard à cette sœur audacieuse qui jusque-
là avait bravé tous les interdits et mené sa vie à sa guise, d'une main de fer. Absolument seule
face à un clan qui me rejetait, j’étais décidée malgré mon chagrin à provoquer la meute en y
mettant les moyens pour affronter et mettre en scène cette dernière danse funèbre. Danse ô
combien douloureuse pour moi, mais que je voulus mémorable pour eux.
La cérémonie allait attirer grand monde, de nombreux cousins, cousines, connus et inconnus,
oncles et tantes que je n’avais pas revus depuis ma tumultueuse adolescence, toute ma famille
du côté paternel et maternel serait là. Je n’entendais pas tolérer d’approches apitoyées,
marquées par la curiosité comme par la condescendance juste pour ce jour très spécial. J’allais
briller de tous mes feux, me faire escorter, en jeter plein la vue à tous ceux et toutes celles qui
m'avaient salie, critiquée, dégradée. Le pédé, le travesti, la transsexuelle, la putain, l'artiste,
allait leur offrir à tous un spectacle à sa hauteur…
Je louai la plus grande limousine que l’on puisse trouver, une Mercedes-Benz W123 250 lang
aux vitres teintées, à l’intérieur de cuir noir, conduite par un chauffeur de grande classe,
habitué au transport de personnalités, chauffeur qui ferait aussi office de garde du corps.
Je serais vêtue d'un tailleur de soie gris-perle au col et au revers de manches blanc cassé,
agrémenté d'une parure de perles empruntée à une amie pour l'occasion ; je porterais de petits
escarpins à talons mi- hauts, assortis à la pochette, et mon magnifique vison, dernier achat de
luxe fait à Paris (qui terminera sa vie dans un conteneur à poubelle, lacéré au cutter par mes
soins car je voulais ne plus jamais de ma vie porter de fourrure).
Cet ultime coup d’éclat, à la mémoire de ma mère, se devait d'être flamboyant, une vengeance
pour elle et moi. Il ne pouvait en être autrement.
Le jour des funérailles, j’arrivai devant le perron de l'église, telle une star hollywoodienne,
l’esprit cotonneux dans la somptueuse limousine de location. La famille proche et éloignée
ainsi que les nombreuses personnes encore massées devant l'église n'en revenaient pas de
cette excentrique, insolite et majestueuse apparition. Tout le monde se tint à l'écart. On
pouvait lire sur les visages une curiosité gênée, un certain malaise, mais aussi, pour certains,
de l’admiration.
Au bras de mon chauffeur qui avait tout compris, j’entrai dans l'édifice et me dirigeai vers les
premiers rangs. Quelle ne fut pas ma surprise, ma stupéfaction, de constater qu'aucune place
ne m’avait été gardée ! Les trois premiers rangs réservés d’ordinaire à la famille proche du
défunt étaient complets. Je marquai un temps d'arrêt mais personne ne se retourna. Devant
l'indifférence générale, je gagnai le quatrième rang, y trouvai deux places libres. Sur le plan
symbolique, cette mise à l’écart voulait tout dire. Hiératique, je ne relevai cependant pas la
bassesse du procédé et restai figée dans mon immense tristesse. Sur le parterre de fleurs qui
entourait le cercueil, ressortait la somptueuse gerbe de roses jaunes offerte par mes soins à ma
mère, décorée d’un ruban sur lequel était inscrit : « Peggy, ta fille. A toi pour toujours ». Le
temple était bondé. C’était aussi la première fois que je voyais le cercueil, dans lequel
j’imaginais le corps de ma mère morte. Dans un état second, comme ivre, abasourdie, à peine
présente, j’entendis la voix cristalline de la chanteuse substituée à celle de mon ami. La
cérémonie débutait. J’aurais voulu hurler à la trahison, dire à cette foule que c'était moi qui
139