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Restait à préparer le dernier hommage, l’enterrement qui aurait lieu au Temple protestant de
               Nyon.  Même  dans  mon  chagrin,  je  restais  avant  tout  une  femme  de  spectacle.  Cet  adieu
               n’aurait pas lieu à la sauvette. Je voulais de la profondeur, du panache, de la musique, des
               paroles émouvantes. Pour offrir un dernier cadeau à ma mère, je fis appel à l’un de mes amis :
               un célèbre chanteur de gospel, qui entonnerait l’Alléluia de Schubert. Bien que très sollicité et
               toujours en voyage, l’artiste accepta. Il fallait ensuite contacter l’organiste et la famille.
               La veille de l’enterrement, on m’annonça qu’on n'avait pas besoin de mon chanteur. Je ne
               répondis même pas à cette ultime trahison qui ne faisait que me confirmer mon isolement au
               sein de cette famille déjà décapitée.
               Décidément, il fallait asséner un dernier coup de poignard à cette sœur audacieuse qui jusque-
               là avait bravé tous les interdits et mené sa vie à sa guise, d'une main de fer. Absolument seule
               face à un clan qui me rejetait, j’étais décidée malgré mon chagrin à provoquer la meute en y
               mettant les moyens pour affronter et mettre en scène cette dernière danse funèbre. Danse ô
               combien douloureuse pour moi, mais que je voulus mémorable pour eux.
               La cérémonie allait attirer grand monde, de nombreux cousins, cousines, connus et inconnus,
               oncles et tantes que je n’avais pas revus depuis ma tumultueuse adolescence, toute ma famille
               du  côté  paternel  et  maternel  serait  là.  Je  n’entendais  pas  tolérer  d’approches  apitoyées,
               marquées par la curiosité comme par la condescendance juste pour ce jour très spécial. J’allais
               briller de tous mes feux, me faire escorter, en jeter plein la vue à tous ceux et toutes celles qui
               m'avaient salie, critiquée, dégradée. Le pédé, le travesti, la transsexuelle, la putain, l'artiste,
               allait leur offrir à tous un spectacle à sa hauteur…
               Je louai la plus grande limousine que l’on puisse trouver, une Mercedes-Benz W123 250 lang
               aux  vitres  teintées,  à  l’intérieur  de  cuir  noir,  conduite  par  un  chauffeur  de  grande  classe,
               habitué au transport de personnalités, chauffeur qui ferait aussi office de garde du corps.
               Je serais vêtue d'un tailleur  de soie gris-perle  au  col  et  au  revers de manches blanc cassé,
               agrémenté d'une parure de perles empruntée à une amie pour l'occasion ; je porterais de petits
               escarpins à talons mi- hauts, assortis à la pochette, et mon magnifique vison, dernier achat de
               luxe fait à Paris (qui terminera sa vie dans un conteneur à poubelle, lacéré au cutter par mes
               soins car je voulais ne plus jamais de ma vie porter de fourrure).
               Cet ultime coup d’éclat, à la mémoire de ma mère, se devait d'être flamboyant, une vengeance
               pour elle et moi. Il ne pouvait en être autrement.
               Le jour des funérailles, j’arrivai devant le perron de l'église, telle une star hollywoodienne,
               l’esprit cotonneux dans la somptueuse limousine de location. La famille proche et éloignée
               ainsi  que  les  nombreuses  personnes  encore  massées  devant  l'église  n'en  revenaient  pas  de
               cette  excentrique,  insolite  et  majestueuse  apparition.  Tout  le  monde  se  tint  à  l'écart.  On
               pouvait lire sur les visages une curiosité gênée, un certain malaise, mais aussi, pour certains,
               de l’admiration.
               Au bras de mon chauffeur qui avait tout compris, j’entrai dans l'édifice et me dirigeai vers les
               premiers rangs. Quelle ne fut pas ma surprise, ma stupéfaction, de constater qu'aucune place
               ne m’avait été gardée ! Les trois premiers rangs réservés d’ordinaire à la famille proche du
               défunt étaient complets. Je marquai un temps d'arrêt mais personne ne se retourna. Devant
               l'indifférence générale, je gagnai le quatrième rang, y trouvai deux places libres. Sur le plan
               symbolique, cette mise à l’écart voulait tout dire. Hiératique, je ne relevai cependant pas la
               bassesse du procédé et restai figée dans mon immense tristesse. Sur le parterre de fleurs qui
               entourait le cercueil, ressortait la somptueuse gerbe de roses jaunes offerte par mes soins à ma
               mère, décorée d’un ruban sur lequel était inscrit : « Peggy, ta fille. A toi pour toujours ». Le
               temple  était  bondé.  C’était  aussi  la  première  fois  que  je  voyais  le  cercueil,  dans  lequel
               j’imaginais le corps de ma mère morte. Dans un état second, comme ivre, abasourdie, à peine
               présente,  j’entendis  la  voix  cristalline  de  la  chanteuse  substituée  à  celle  de  mon  ami.  La
               cérémonie débutait. J’aurais voulu hurler à la trahison, dire à cette foule que c'était moi qui

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