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Début 1987, ma mère m’apprit qu’elle allait prochainement subir une grave opération.
Nommer la maladie dont elle souffrait depuis plusieurs mois lui aurait conféré une réalité que
personne n’était encore prêt à affronter. L’étendue dévastatrice de l’affection n’était pas
encore connue, juste soupçonnée.
J’avais toujours considéré celle qui m’avait donné le jour comme un être plein d’amour, de
générosité, de bonté, mais d’une extrême fragilité, d’une sensiblerie à fleur de peau, peu apte
à se défendre d’elle-même. Toute une partie de ma vie, j’avais espéré quitter ce monde avant
elle pour ne pas avoir à endurer un jour la perte de cette mère chérie par-dessus tout et malgré
tout. Puis, plus j’ai vieilli, plus j’ai voulu vivre pour la protéger jusqu’à sa fin. Et même si
bien des fois, je m’étais attendue et préparée à son départ, cette fois-ci, je me trouvais devant
l'inéluctable.
Au cours des mois précédant l’intervention, j’avais bien remarqué une lassitude, un certain
laisser-aller, une fatigue générale, qui ne cadraient pas avec les habitudes de ma mère. Nous
avions traversé ensemble tant de turbulences, de contrariétés qui souvent nous avaient
dépassées, mais que jusque-là nous avions toujours vaincues ! Nous dûmes elle et moi
prendre conscience sans nous l'avouer que peut-être, cette fois, la maladie dont elle était
atteinte était irréversiblement incurable.
Pour en avoir le cœur net, j’allai toutefois, de mon propre chef, consulter un spécialiste,
professeur en cancérologie bien connu. Sans avoir vu la patiente, à l’énoncé des symptômes
que je lui décrivis, le médecin ne put évidemment pas être catégorique. Cependant, il
m’annonça qu’elle était probablement atteinte d'un cancer des voies digestives en phase
terminale. Peu après cette révélation et l’hospitalisation de ma mère, les médecins
confirmèrent le diagnostic et tentèrent toutefois l’opération de la dernière chance.
Malheureusement, le chirurgien qui opéra ne put que constater une invasion phénoménale de
métastases répandues dans presque tout le corps. Il dut capituler, referma purement et
simplement l’ouverture pratiquée.
Allait suivre l'inexorable descente dans les abysses de la douleur et de la déchéance physique.
Quelques jours après l'intervention avortée, ma mère rentra chez elle où, dès le premier jour
de son arrivée, je lui rendis visite. Je la trouvai le teint jaunâtre, affaiblie mais debout, face à
moi. Se sachant perdue, elle fut saisie de grelottements ; tout son corps était agité de petits
coups secs incontrôlés, de tremblements à la fois lents et rapides, très irréguliers, et sa tête
avait un mouvement involontaire de négation. Avec tout l’amour infini que j’éprouvais pour
elle, je la pris dans mes bras. Serrées très fort l’une contre l’autre, nous ne faisions plus qu'un.
A ce moment-là, rien ni personne n'aurait pu nous séparer, nous arracher l’une à l’autre. Dans
ce corps à corps d’une extrême intensité, de tristesse et d’émotion, tout était dit. Désormais,
plus aucun faux-fuyant n’était possible. Ma mère, que j’étreignais passionnément, articula au
creux de mon oreille dans un sanglot à peine retenu : « Je ne veux plus retourner à l’hôpital.
Quoi qu'il arrive, je veux mourir ici, chez moi ; je compte sur toi. »
Les jours et les semaines qui suivirent sacralisèrent les derniers partages. Ces quelques mois
d’anticipation du deuil allaient me paraître une éternité, m'entraînant sur un nouveau chemin
de croix.
L’état de ma mère se dégrada rapidement. Durant plus d’un mois, je vins en fin d'après midi
pour ne repartir, épuisée, qu’au petit matin. Le reste du temps, mes trois autres sœurs, Lisette,
Marie-Madeleine et Françoise se répartissaient les tâches et les soins de la journée.
L'accompagnement de ma mère sur le sentier qui la conduisait vers l’au-delà devenait de plus
en plus laborieux et demandait même de la force physique. Malgré une perte de poids
importante, elle resta ronde et lourde jusqu'au bout du chemin, ne pouvant plus se mouvoir
seule. Puis rapidement, elle ne se leva plus de son lit ; les douleurs, de plus en plus intenses, la
terrassaient inexorablement. Les métastases proliféraient à la vitesse de l'éclair, la foudroyant
au cœur même de ses entrailles. Les analgésiques classiques ne suffisaient plus. Par une
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