Page 137 - ROLAND-GLORIA-DIANE-ET-MOI_Neat
P. 137

Début  1987,  ma  mère  m’apprit  qu’elle  allait  prochainement  subir  une  grave  opération.
               Nommer la maladie dont elle souffrait depuis plusieurs mois lui aurait conféré une réalité que
               personne  n’était  encore  prêt  à  affronter.  L’étendue  dévastatrice  de  l’affection  n’était  pas
               encore connue, juste soupçonnée.
               J’avais toujours considéré celle qui m’avait donné le jour comme un être plein d’amour, de
               générosité, de bonté, mais d’une extrême fragilité, d’une sensiblerie à fleur de peau, peu apte
               à se défendre d’elle-même. Toute une partie de ma vie, j’avais espéré quitter ce monde avant
               elle pour ne pas avoir à endurer un jour la perte de cette mère chérie par-dessus tout et malgré
               tout. Puis, plus j’ai vieilli, plus j’ai voulu vivre pour la protéger jusqu’à sa fin. Et même si
               bien des fois, je m’étais attendue et préparée à son départ, cette fois-ci, je me trouvais devant
               l'inéluctable.
               Au cours des mois précédant l’intervention, j’avais bien remarqué une lassitude, un certain
               laisser-aller, une fatigue générale, qui ne cadraient pas avec les habitudes de ma mère. Nous
               avions  traversé  ensemble  tant  de  turbulences,  de  contrariétés  qui  souvent  nous  avaient
               dépassées,  mais  que  jusque-là  nous  avions  toujours  vaincues !  Nous  dûmes  elle  et  moi
               prendre  conscience  sans  nous  l'avouer  que  peut-être,  cette  fois,  la  maladie  dont  elle  était
               atteinte était irréversiblement incurable.
               Pour  en  avoir  le  cœur  net,  j’allai  toutefois,  de  mon  propre  chef,  consulter  un  spécialiste,
               professeur en cancérologie bien connu. Sans avoir vu la patiente, à l’énoncé des symptômes
               que  je  lui  décrivis,  le  médecin  ne  put  évidemment  pas  être  catégorique.  Cependant,  il
               m’annonça  qu’elle  était  probablement  atteinte  d'un  cancer  des  voies  digestives  en  phase
               terminale.  Peu  après  cette  révélation  et  l’hospitalisation  de  ma  mère,  les  médecins
               confirmèrent  le  diagnostic  et  tentèrent  toutefois  l’opération  de  la  dernière  chance.
               Malheureusement, le chirurgien qui opéra ne put que constater une invasion phénoménale de
               métastases  répandues  dans  presque  tout  le  corps.  Il  dut  capituler,  referma  purement  et
               simplement l’ouverture pratiquée.
               Allait suivre l'inexorable descente dans les abysses de la douleur et de la déchéance physique.
               Quelques jours après l'intervention avortée, ma mère rentra chez elle où, dès le premier jour
               de son arrivée, je lui rendis visite. Je la trouvai le teint jaunâtre, affaiblie mais debout, face à
               moi. Se sachant perdue, elle fut saisie de grelottements ; tout son corps était agité de petits
               coups secs incontrôlés, de tremblements à la fois lents et rapides, très irréguliers, et sa tête
               avait un mouvement involontaire de négation. Avec tout l’amour infini que j’éprouvais pour
               elle, je la pris dans mes bras. Serrées très fort l’une contre l’autre, nous ne faisions plus qu'un.
               A ce moment-là, rien ni personne n'aurait pu nous séparer, nous arracher l’une à l’autre. Dans
               ce corps à corps d’une extrême intensité, de tristesse et d’émotion, tout était dit. Désormais,
               plus aucun faux-fuyant n’était possible. Ma mère, que j’étreignais passionnément, articula au
               creux de mon oreille dans un sanglot à peine retenu : « Je ne veux plus retourner à l’hôpital.
               Quoi qu'il arrive, je veux mourir ici, chez moi ; je compte sur toi. »
               Les jours et les semaines qui suivirent sacralisèrent les derniers partages. Ces quelques mois
               d’anticipation du deuil allaient me paraître une éternité, m'entraînant sur un nouveau chemin
               de croix.
               L’état de ma mère se dégrada rapidement. Durant plus d’un mois, je vins en fin d'après midi
               pour ne repartir, épuisée, qu’au petit matin. Le reste du temps, mes trois autres sœurs, Lisette,
               Marie-Madeleine  et  Françoise  se  répartissaient  les  tâches  et  les  soins  de  la  journée.
               L'accompagnement de ma mère sur le sentier qui la conduisait vers l’au-delà devenait de plus
               en  plus  laborieux  et  demandait  même  de  la  force  physique.  Malgré  une  perte  de  poids
               importante, elle resta ronde et lourde jusqu'au bout du chemin, ne pouvant plus se mouvoir
               seule. Puis rapidement, elle ne se leva plus de son lit ; les douleurs, de plus en plus intenses, la
               terrassaient inexorablement. Les métastases proliféraient à la vitesse de l'éclair, la foudroyant
               au  cœur  même  de  ses  entrailles.  Les  analgésiques  classiques  ne  suffisaient  plus.  Par  une

                                                                                                     137
   132   133   134   135   136   137   138   139   140   141   142