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double nationalité, dernier vestige de mon malheureux mariage, je n'eus aucune difficulté à
               emménager dans une jolie petite ferme rénovée.
               Je renouai avec mes amitiés d’antan. Thierry, toujours disponible, compréhensif et complice,
               Renée-Claude et bien d'autres, venaient régulièrement animer cette grande maison. Renato se
               montrait  toujours  débonnaire  et  heureux  de  venir  se  faire  choyer,  caresser,  parfois  même
               houspiller, ce qui lui plaisait tout autant que les câlinages. Il partageait aussi volontiers les
               fêtes  folles  et  déjantées  que  je  donnais  pour  animer  la  maison.  Souvent,  il  débarquait  à
               l’improviste, les bras chargés de victuailles : caviar, vodka, champagne et autres spiritueux,
               ainsi que de somptueux bouquets de fleurs.
               Au cours de plusieurs nuits que je passai seule dans cette maison, je me réveillai en sursaut
               avec  la  désagréable  impression  qu’il  y  avait  quelqu’un  qui  rôdait,  m’observait.  Dans  une
               demi-inconscience,  une  sensation  étrange,  désagréable  même,  m’étreignait  alors,
               m’empêchant de retrouver un sommeil paisible. Le matin, j’inspectais de fond en comble mon
               intérieur, sans comprendre : en vain. Mon sommeil problématique, les cachets de somnifères
               me jouaient-ils des tours ? Pourtant un matin, très tôt, - il devait être cinq ou six heures -, il
               fallut bien me rendre à l’évidence. Je découvris debout au pied de mon lit Renato, qui me
               regardait dormir. Il était là, raide comme un I, sans un bruit, les yeux écarquillés fixés  sur
               moi. Cette intrusion inattendue me fit jaillir de ma couche comme un diable d’une boîte et
               furieuse,  je  déversai  sur  l’indiscret  en  contemplation  les  pires  horreurs.  Plus  tard,  calmée,
               devant une tasse de café, je lui réclamai le double des clés qu’il possédait ; dans la foulée, je
               fis changer les serrures de toute la maison. J’avais en effet perçu ces visites impromptues et
               inopportunes  comme  un  manque  de  confiance  irrespectueux,  une  mainmise,  une  ingérence
               inacceptable dans ma vie privée.
               Pourtant, le souci du lendemain me taraudait bien plus qu’il n’y paraissait. A l’approche de la
               quarantaine, c’était le dernier moment d’assurer financièrement mes arrières. Avec l’aide de
               Renato, en 1985, je fis donc l’acquisition d’un joli petit appartement à Gaillard, aux portes de
               Genève. Mais malgré cet ancrage qui aurait dû me rassurer, je m’enlisais dans les tourments,
               même si je m’accordais encore quelques petits voyages ici ou là.
               Avec ma mère, je me rendis à plusieurs reprises en Grande Canarie, île d'Espagne située dans
               l'océan  Atlantique  qui  fait  partie  des  Canaries.  Nous  savourions  elle  et  moi  le  bonheur  de
               nous retrouver seules toutes les deux. J’étais heureuse de lui faire découvrir, à elle qui s’en
               émerveillait, les plages de sable noir sur lesquelles les grains d’olivine brillent au soleil, les
               roches  découpées  qui  se  détachent  sur  un  ciel  azur  foncé,  les  grottes  de  cet  archipel
               volcanique.  Dans  ce  monde  minéral  déchiré  éclôt  une  végétation  exubérante,  aux  couleurs
               merveilleusement saturées et aux innombrables espèces, spécifiques à l’endroit. Nous nous
               délections également de ce climat unique, très stable et doux toute l’année, grâce auquel des
               forêts primitives ont pu subsister.
               Dans cette vie où les à-coups s’étaient succédé, j’allais vivre un nouveau choc : celui d’une
               brutale prise de conscience. Un soir, alors que je rentrais seule chez moi, un peu éméchée, je
               fus prise à parti et serrée de près par une bande de voyous menaçants qui traînaient dans les
               alentours. Pistée, je détalai, anticipant, dans le meilleur des cas, le vol de mon sac à main, au
               pire, des brutalités gratuites et mutilantes que ces jeunes désœuvrés dépourvus de perspectives
               commettent parfois dans la violence. Sous le coup de la peur, des images dignes d’Orange
               mécanique défilèrent dans ma tête. Comme un gibier fuyant une meute, gênée dans ma course
               par mes escarpins à talons hauts que j’éjectai d’un coup sec de la cheville, je les sentais se
               rapprocher, prêts à me rattraper. L’agressivité et la vulgarité de leurs cris ne laissaient aucune
               ambiguïté  sur  leurs  intentions.  Bouleversée,  essoufflée,  prête  à  étouffer,  à  m’écrouler,
               j’échappai de justesse à mes agresseurs et me retrouvai dans mon ascenseur hors d’haleine,
               chez moi enfin. Le souffle court, haletant, j’asphyxiais. Je me dirigeai vers ma salle de bains,
               me débarrassant rapidement de tous mes vêtements qui semblaient m’empêcher de respirer.

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