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1200 fois plus gros que la terre, comme une braise suspendue dans l’azur devenu noir ! Je
               détaillais  avec  fascination  la  carte  du  ciel,  plan  que  les  Phéniciens  furent  les  premiers  à
               connaître, ce qui leur assura la maîtrise des mers et leur permit de développer leur commerce.
               Une nuit, un phénomène extraordinaire se produisit. Alors que nous sortions d’une zone de
               turbulences, la mer s’illumina, comme si une pluie de minuscules étoiles incandescentes était
               tombée à la surface de l’eau. On aurait dit que des millions de lucioles géantes éclairaient
               soudain les flots. Subjuguée par le phénomène, j’appris par mon skipper que cet effet féérique
               était produit par un plancton luminescent qui, lorsqu’il est agité, génère cette manifestation
               bien connue des navigateurs et des naturalistes.
               C’est dans ce contexte qu’une nuit, seule à la barre, je jetai par-dessus bord mon alliance, que
               je  n’avais  auparavant  jamais  retirée,  dernier  souvenir  symbolique  qui  m’unissait  encore  à
               l'homme que j’aimais toujours, cérémonie d’adieu à la fois intime, recueillie, douloureuse et
               reliée à l’infini.
               Une nuit de pleine lune, debout, seule à la proue du bateau, je songeais au déroulement de ma
               vie. Pendant que mon skipper dormait, perdue dans mes pensées, je laissai glisser mon regard
               sur une mer d’huile parfaitement plate et calme : sur elle, cet unique satellite naturel de la
               terre,  ce corps céleste, la lune, se reflétait scintillante, éclatante,  comme si  la mer était  un
               miroir  dans  lequel  elle  s’admirait.  Tandis  qu’émerveillée  et  captée  par  ce  paysage
               fantasmagorique, j’eus tout à coup un mouvement de recul. Devant moi, une forme irréelle
               venait de jaillir des flots. Ma frayeur passée, je fus stupéfaite de voir un groupe de dauphins
               arrivés de nulle part se mettre à batifoler, bondissant joyeusement juste devant moi dans les
               vagues produites par l'étrave du bateau. L’extraordinaire ballet de ces  cétacés dura un bon
               moment, puis ils disparurent aussi vite qu'ils étaient arrivés. Sitôt après leur départ, le vent se
               leva et forcit. Le bruit des cordages fouettant le mât se faisait grinçant, obsédant et angoissant.
               Les dauphins étaient-ils venus annoncer un orage violent prêt à éclater ? En quelques instants,
               sous  un  ciel  effroyablement  orageux,  la  mer  devint  épouvantablement  menaçante,  sombre
               comme une eau-forte de Piranèse. Sous les nuages noirs qui rejoignaient les flots, des creux
               de deux à trois mètres se formèrent, faisant dangereusement gîter et ballotter l'embarcation en
               tous sens. Les montagnes d'eau monstrueusement hautes qui nous encerclaient de toutes parts
               pouvaient  à  tout  instant  déferler  sur  nous  et  nous  balancer  par-dessus  bord. Cette
               Méditerranée  en  colère  complètement  démontée  pouvait  aussi  bien  broyer  le  voilier,  le
               disloquer, le couler, lui et ses passagers. Il fallut maintenir le cap avec force et intelligence.
               C'est ce que fit le skipper, avec courage et virtuosité. Je sentis néanmoins que mon barreur,
               cet homme pourtant rompu à la navigation, avait aussi peur que moi. Au petit matin enfin, la
               tempête  se  calma,  les  dauphins  réapparurent,  dansant  et  sautant  de  plus  belle.  L'angoisse
               intense, la peur et les tensions s'étaient estompées. Après cette traversée mouvementée, notre
               tandem arriva éreinté, fourbu mais indemne aux abords des Baléares. Peu avant le lever du
               jour, alors que l’aurore déployait ses plus beaux effets, apparut cet archipel espagnol autrefois
               colonisé par les Arabes, qui y laissèrent des vestiges importants, révélés notamment par la
               toponymie de l’endroit.
               Après  avoir  mouillé  dans  l'une  des  merveilleuses  criques  de  l'île,  mon  skipper  et  moi
               empruntâmes  l’annexe,  petit  bateau  pneumatique  gonflable,  pour  atteindre  le  rivage.  Nous
               explorâmes les côtes découpées de la plus grande des Baléares, dans laquelle les habitants
               parlent un dialecte mou, assez éloigné du castillan. Pendant plusieurs jours, nous découvrîmes
               cette  Majorque  de  Chopin  où  le  tourisme  de  masse  ne  s’était  pas  encore  déversé,  et  sur
               laquelle des murailles d’hôtels en béton, d’une laideur offensante, ne masquaient pas encore la
               vue sur le large. Parfois accompagnée de mon solide marin, je faisais halte dans de délicieux
               petits restaurants pleins de charme. Alcudia et sa baie paisible, Pollensa et son escalier de 365
               marches, menant au Calvario, Formentor et ses falaises impressionnantes, Palma, la capitale
               de l’île et sa cathédrale tutélaire : la variété des paysages me fascinait.

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