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échapper à la prostitution bas de gamme qui guette celles qui ont capitulé. Ces tentatives pour
améliorer mon apparence furent les dernières, marquant pour moi la fin de la tyrannie de la
beauté, dont peu à peu je m’affranchirais complètement, avec tranquillité et désinvolture.
J’avais tenté l’impossible pour exorciser mes désillusions, mes échecs, sans jamais renier ou
regretter pour autant quoi que ce soit de ma vie passée ni même remettre en cause un seul
instant mon changement d’identité. Cela est resté vrai jusqu’à ce jour alors que pourtant, j’en
ai été convaincue toute ma vie et le serai sans doute jusqu’à mon dernier souffle, cette
mutation, cette transformation, cette impensable métamorphose aura été pour une grande part
l’instigatrice coupable de mes déboires affectifs, professionnels et relationnels. Changer de
sexe n’est pas banal, ni ne donne le droit de penser que nous sommes les égales des femmes
biologiquement normales. Nous restons et resterons à jamais de mon point de vue un genre
hybride.
À trente-sept ans, je me retrouvais piégée dans une impasse. Alors que j’avais compté sur les
alizés pour emporter au loin mon chagrin, mes espoirs chimériques s’étaient envolés : je
n’étais peut-être qu’une imposture aux yeux du monde ; il fallait faire et vivre avec.
Je pris alors la décision de rentrer en Suisse, ma terre natale, que je pensais salvatrice.
Exister sans projet, sans but, représente pour tout être humain doté d’une conscience et d’une
dignité un poids intolérable. Il fallait juste résister : c’était à la fois insignifiant et colossal.
L’année où, dans L’Insoutenable Légèreté de l’Etre, Milan Kundera affirmait que l’homme ne
vit qu’une fois et ne peut corriger ses erreurs, je considérais à moins de quarante ans mon
existence comme terminée. Désormais, plus rien n’aurait véritablement d’importance, mis à
part subsister tant bien que mal.
Au volant de la Plymouth Belvedere grise de collection des années 1966 que je venais de
m’offrir, je rentrai à Genève, résignée au pire. Complètement ruinée, sans un sou, je
m'installai dans un hôtel plutôt louche et bon marché du quartier des Eaux-Vives.
Heureusement, l’aubergiste n'était pas trop regardant sur le va-et-vient de ses clients, ce qui
m’arrangeait car je n'eus d’autre choix que la prostitution pour me renflouer. Comme
affranchie de tout, au volant de ma Plymouth qui faisait bel effet, je choisis une prostitution
itinérante, sans ancrage précis. Cette période fut embrumée d'alcool, de fumée, de nuits
débridées et usantes, de sommeil artificiel gagné à coup de puissants sédatifs. Je regardais
avec une lassitude certaine mon visage et mon corps commencer inéluctablement à se
dégrader.
Au fil des jours, des soûleries, des nuits sans fin, des clients à la chaîne, l'un deux se
démarqua du lot : Renato, un sexagénaire plutôt corpulent, portant beau, qui avait de l’allure.
Cet entrepreneur de travaux publics devint vite dépendant des services expérimentés que je lui
offrais. Quelques semaines après notre première rencontre, il me fit une offre alléchante, qui
au début me désarçonna. Mais après réflexion, pour moi qui cherchais à tout prix à quitter
cette activité bien qu’elle ne me dérangeât pas plus que ça, la proposition représentait une
aubaine, un petit miracle, une échappatoire que je trouvai finalement bienvenue. Un soir,
libéré de sa sève par mes mains câlines et expertes, l'homme me fit des confidences
pathétiques sur l'état de santé de son épouse. Sa femme, me dit-il, était presque aveugle,
handicapée à 90% depuis plusieurs années, clouée au fond d’un lit. Compagnon de cette
femme mutilée et hors de la vie, il allait de soi qu'il n'avait plus aucune relation sexuelle. Il
me proposa donc de devenir sa maîtresse attitrée contre une somme rondelette qui me serait
versée chaque mois sous forme de salaire. Pressée par la nécessité, j’acceptai comme une
porte de salut que ce grand seigneur me prenne en charge, même si l’homme ne me plaisait
pas vraiment. C’est ainsi que lors de ses visites galantes de fin de mois, le prétendant arrivait
une fiche de paye à la main !
Ma Plymouth vendue non sans un pincement au cœur, une certaine sécurité très
provisoirement assurée, j’allai m'installer en France voisine. Bénéficiant toujours de ma
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