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Chapitre 24
Grisélidis Réal et moi, une amitié indestructible
Nous nous étions rencontrées, Grisélidis et moi, en 1975 à Champel, à l’époque où j’attendais
le client, confortablement installée dans ma voiture en haut du Bd Helvétique, à quelques
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encablures de nos habitations respectives. J’avais alors 28 ans, Grisélidis, 46. Son premier
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livre, Le noir est une couleur, venait de sortir. Celle qui se présentait volontiers comme une
« catin révolutionnaire », allant jusqu’à demander que l’on mentionne cette activité sur sa
tombe le jour de sa mort, occupait dans ce quartier résidentiel de Genève un joli petit
appartement à la décoration bohème, plein de couleurs chamarrées, d’objets folkloriques
hétéroclites. Elle y habitait avec deux de ses quatre enfants, Léonore et Boris, dans une
ambiance baignée de musique tzigane et de jazz manouche. Cet appartement faisait volontiers
penser à une caravane de gens du voyage, alors que le mien, situé deux rues plus loin, avait
des airs d’hôtel de luxe. Ce quartier bénéficie de nombreux espaces verts et d’immeubles
cossus qui en font l'un des plus chics de Genève.
Lors de nos premiers contacts en tant que voisines, Grisélidis Réal vivait entre Genève, Lyon
et Paris, menant une vie de militante très active en pleine effervescence. Pour faire face aux
diverses entraves à l’exercice de la profession, le premier mouvement révolutionnaire de
prostituées vit le jour en 1975 avec l'occupation de l'église Saint-Nizier à Lyon et de la
Chapelle Saint-Bernard-de-Montparnasse à Paris. Grisélidis Réal faisait partie des leaders de
ce mouvement qui revendiquait de nouveaux statuts pour les prostituées, le droit à la sécurité
sociale, la fin de la répression policière, et qui s’opposait surtout farouchement à la
réouverture des maisons closes. La même année, elle se rendit à Chamalières, après un trajet
de 200 kilomètres en autocar, comme chef de file d’un groupe de péripatéticiennes prêtes à
tout. Sur place, ces dames enfoncèrent le portail du château de Valéry Giscard d’Estaing.
Dans le parc, elles répandirent des tracts sur les arbres et les pelouses et déployèrent une
banderole sur laquelle était inscrit : « Non aux maisons closes ! » Par la suite, mon amie
étendrait son combat en participant à des milliers de conférences internationales ou en en
donnant elle-même….
Cet enthousiasme, ce bouillonnement, cette indignation, Grisélidis les porterait en elle jusqu'à
son ultime souffle de vie.
Pourtant, 40 ans après ces événements dont elle fut l’égérie pour défendre les droits des
prostituées et leur liberté à exercer leur activité en toute indépendance, il faut bien avouer que
ces méthodes, ces luttes et toutes ces énergies dépensées à corps perdu au service de cette
cause durant des années ont finalement échoué. On pourrait même se demander à quoi tout
cela aura servi… Puisqu’aujourd’hui les gouvernements de plusieurs pays, dont la France,
font un bond en arrière affligeant et spectaculaire en pourchassant, pénalisant et condamnant
les clients de ces femmes considérées comme des criminelles.
Poursuivre les clients des prostituées ou condamner celles-ci ne servira probablement pas à
grand-chose, selon moi, dans l’éradication du phénomène ou dans la lutte contre la traite des
femmes, qui est en pleine expansion dans le monde entier, traite mise en place au début des
Grisélidis, pour sa part, soutenait que nous nous connaissions depuis l’époque lointaine où, encore garçon,
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j’« assistais » Chantal Engels, la troublante prostituée qui m’avait initiée au métier.
36 REAL G ; Le noir est une couleur, Balland 1974, réédité en 1989 aux Ed. d’En-Bas et aux Ed. Verticales en
2005. Dans cette épopée aux accents lyriques, la rebelle raconte ses débuts dans la prostitution, dans une
Allemagne d’après-guerre dévastée, où elle s’était enfuie en 1961, dans des circonstances rocambolesques, avec
deux de ses enfants.
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